Spinoza et Lovecraft

[Shub-Niggurath]

Il faudrait aussi remettre Lovecraft dans le contexte philosophique de son époque, et notamment se souvenir du fait qu'il avait lu Nietzsche, ce qui l'a conduit à nier la distinction entre le bien le mal, au profit, semble-t-il du mal.

La présence d'entités mauvaises et maléfiques dans son oeuvre est partout présente, et c'est comme si Lovecraft avait retourné la philosophie traditionnelle qui place le Bien au dessus de l'Être pour lui substituer le Mal comme raison de l'action humaine.

Le pessimisme et la tristesse de Lovecraft doivent à mon sens se comprendre à la lumière de ce coup de force philosophique qui supprime le Dieu bon et miséricordieux pour lui substituer des forces et des puissances maléfiques, dans une sorte de polythéisme diabolique.

La pensée de Lovecraft s'inscrit dans l'Histoire de son temps précisément par la prise très au sérieux du renversement de toutes les valeurs instauré par Nietzsche, et sa vision d'un monde uniquement matériel, qu'aucun Dieu ne vient sauver, mais au contraire rempli de créatures maléfiques, auxquelles il rattache les différents peuples du monde.

La position de Lovecraft dans ce monde n'est pas du tout celle d'un être supérieur aux autres, mais seulement d'être l'héritier d'un monde dont les valeurs se sont écroulées, au profit d'un relativisme généralisé, d'une multiplicité de divinités perçues comme effrayantes, et qui sont les caricatures des divinités des différents peuples de la Terre.

Lovecraft avait lu les théorie de son temps parlant de la décadence du monde occidental, et les avait inscrit dans sa philosophie, non pas pour en tirer le sentiment d'une supériorité, mais seulement pour en conclure la faiblesse et l'impuissance de l'homme blanc chrétien, perdu dans un monde dominé par une sorte de Mal métaphysique, et qui sera bientôt anéanti par les autres peuples, adorant des divinités n'ayant plus rien à voir avec le Dieu rassurant du nouveau testament.

Si l'on peut parler d'un Dieu rassurant, car Lovecraft devait sans doute avoir aussi lu l'Apocalypse, et on peut se demander s'il ne voyait pas dans les totalitarismes naissants à son époque les signes de la fin des temps et le commencement, souhaité par lui, de la destruction du monde.

Ce monde que rien de toute façon ne pouvait plus venir sauver, et certainement pas Dieu.

[jackpack96]

Pour revenir un peu en arrière ...

En effet, en réfléchissant encore un peu sur la chose, je pense qu'il y a un lien d'amitié entre Spinoza et Lovecraft. Cela se trouverait surtout dans l'Appendice de É1, où Spinoza se prend contre ceux qui croient que l'ordre existe réellement hors l'imagination des hommes. Tout ce qui peut avoir lieu - même les choses qui contredisent tout nos concepts d'ordre, beauté, etc. - devrait avoir lieu. C'est le principe même de la productivité infinie de Dieu qui le justifie. Et assurément cela donne lieu à l'absurde ou au monstrueux, aux "arbres parlants" par example. Plus précisément, si on peut penser une chose sans contradiction, cela devrait exister ; et lorsque Spinoza démontre que nul ne sait ce que peut le corps (É3 P2 sc.), il faut avouer que malgré notre science nous ne connaissons pas si bien la structure du corps (en général) pour savoir si dans certains cas très spécifiques une arbre ne pourrait parler. Autrement dit, toutes sortes de variations franchement cauchemardesques peuvent, et doivent, apparaître dans l'écoulement infini de l'univers. Or la question, me semble-t-il, est de savoir si ces monstres de Lovecraft sont de "cercles carrés", c'est-à-dire des choses qui ont une nature manifestement contradictoire. Mais, encore une fois, ce qui nous parait monstrueux ne l'est pas en soi : tout l'univers n'est pas fait pour plaire à nos goûts !