Ethique I, définition II

Lecture pas à pas de l'Ethique de Spinoza. Il est possible d'examiner un passage en particulier de cette oeuvre.
Crosswind
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Ethique I, définition II

Messagepar Crosswind » 29 août 2018, 20:46

Définition II

"Cette chose est finie en son genre, qui peut être limitée par une autre de même nature. Par exemple, un corps est dit fini, parce que nous en concevons toujours un autre plus grand. De même, une pensée est limitée par une autre pensée. Mais un corps n'est pas limité par une pensée, ni une pensée par un corps."
.


Si l'idée générale de cette deuxième définition semble accessible, elle m'intrigue fortement, bien plus que la première. D'une part il y a cette distinction faite entre corps et pensée, qui ne me semble pas évidente, pour ma part. Mais peut-être n'est-ce là rien d'inquiétant pour la compréhension ? De l'autre cette nature (ou "essence" cf. DEF I) commune aux choses me rend perplexe.

Je regarde une chaise, et j'y accole immédiatement le mot "fini". Cette chaise, cet objet, se délimite semble-t-il naturellement. Mais lorsque je m'interroge sur les limites de cette chaise (constituées, selon moi, par l'ensemble des autres objets), j'y vois d'une part bien des objets plus petits, et je constate d'autre part tout ignorer de la nature commune entre cette cuillère métallique, cette table en bois, et la chaise en plastique dont il est question.

Pour revenir aux corps et aux pensées, ce qui me dérange je crois c'est l'incorporation de facto de la pensée dans le sac des "choses". Comme si nous pouvions compter les pensées, les soupeser, les caractériser. Je suis incapable, jusqu'à présent, je chosifier une pensée.

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Henrique
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Re: Ethique : définition II

Messagepar Henrique » 07 sept. 2018, 19:55

"Une chose est finie en son genre". La définition 6 nous apprend que cela s'oppose à une chose qui serait absolument finie. Est infini ce qui s'affirme absolument ; est fini ce qui s'affirme relativement, ce qui signifie qu'elle contient une part d'affirmation, son essence, et une part de négation à travers l'existence des autres êtres qui la limitent. Une chose absolument finie serait uniquement négative, cela reviendrait au néant.

Une chose est finie relativement au genre d'être auquel elle appartient, genre à l'intérieur duquel on peut supposer d'autres êtres de même nature ou genre qui s'affirment également, limitant ainsi les autres. Mais si deux choses sont de genre différent, elles ne peuvent se produire mutuellement. Par exemple un chat ne fait de chien et inversement. Ainsi l'idée d'une table comme objet de conscience n'est pas la table comme objet étendu. L'idée de la table n'a pas de pieds et on ne peut y poser ses cahiers. Dire qu'on peut distinguer étendue et pensée, parce qu'on ne peut mesurer ou manipuler physiquement une pensée, sans pour autant les opposer, c'est justement ce que Spinoza soutient. En conséquence cette idée de table ne peut à elle-seule ni produire ni détruire une table étendue et cette dernière ne peut ni produire ni détruire l'idée de la table. Si j'ai l'idée d'une table, c'est parce que j'ai l'idée de mon corps et de la façon dont cette idée est affectée par l'idée d'objets comme une table ou une chaise : il n'y a donc pas d'interaction entre pensée et étendue parce qu'il s'agit en fait de la même chose considérée sous deux angles différents. Mon profil droit ne peut ni produire ni détruire mon profil gauche et inversement. Aussi, l'idée de la table ne peut ni détruire ni produire la table étendue justement parce qu'il s'agit de la même chose considérée sous deux angles différents.

Spinoza veut donc dire qu'une chaise est finie en tant qu'objet étendu, ce qui veut dire qu'elle peut être limitée par un corps plus grand comme l'air qui l'entoure, la pièce dans laquelle elle se situe etc. De même l'idée de la chaise peut être limitée par l'idée de l'air qui l'entoure etc. Mais la chaise n'est pas limitée par l'idée de la chaise : j'aurais beau penser "chaise tu te désintègres", elle restera telle quelle tant que je ne prendrai pas un marteau ou un autre objet étendu pour l'empêcher de persévérer dans son être. Et inversement la chaise pensée ne sera pas limitée par la chaise étendue ou quoique ce soit d'ailleurs d'étendu : si je pense qu'une chaise serait utile pour s'asseoir et que je me trouve dans une pièce où il n'y a qu'une table, cela ne m'empêchera pas d'y penser. Si j'en viens à penser à m'asseoir sur la table, c'est parce que j'aurai perçu ce qui fait qu'une table peut faire office de chaise, une idée en aura donc chassé une autre, ce n'est pas la table en elle-même qui m'aura incité à penser cela. Ainsi la table ne peut être limitée que par un autre corps et l'idée de la table ne peut être limitée que par l'idée d'un autre corps.
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Re: Ethique I, définition II

Messagepar Crosswind » 11 sept. 2018, 15:51

Merci.

J'appliquerai pour cette définition II le même procédé que celui emprunté pour la première : l'expression "finie en son genre" est le syntagme qui vise les choses limitées par d'autres de même nature. Me reste alors à comprendre le terme "nature". Vous disiez, dans votre première réponse sur le sujet déroulant la Définition I, que la nature était à comprendre en tant qu'essence native. Cela signifie-t-il que je dois considérer l'ensemble des objets en bois comme dotés d'une même nature, c.-à-d. une même essence native, ou dois-je au contraire viser plus haut, et ne considérer une même nature pour, par exemple, l'ensemble des objets étendus plus largement - dans le sens où tous les objets de nature boisée sont étendu, mais pas l'inverse? La deuxième option me paraît la plus raisonnable, en ce que n'importe quel objet visible se pose d'évidence dans un environnement dimensionnel, un environnement étendu. Et si l'on poursuit la même logique, la nature commune des objets de l'esprit est tout aussi évidente, ils ne relèvent pas de l'étendue physique.

Pour autant, je reste sur ma faim. (1) D'une part vous me disiez que le dualisme n'a pas lieu d'être à ce stade. Ce que j'ai pleinement intégré dans ma compréhension de la définition I. Pourtant, il est difficile de ne pas y revenir, à nouveau, s'il s'agit d'intégrer une différence native entre les objets de la pensée d'une part, et les objets étendus de l'autre. Ces deux grands ensembles, caractérisés par deux essences natives différentes, comment faut-il les manipuler? (2) D'autre part, ces deux natures, si d'ailleurs c'est bien ainsi qu'il faille comprendre l'idée, restent des concepts flous et peu argumentés. Il est vrai, pourquoi ne pas considérer l'étendue des idées - quelque part un concept pas si incongru - ou (mais il est vrai la théorie n'est apparue qu'après Spinoza) un idéalisme considérant les objets étendus cette fois comme une variété spécifique des idées de l'esprit? A ce propos, l'exemple du son sera peut-être plus parlant : où classer la mélodie entendue? Parmi les objets de nature étendue, ou les objets de nature mentale? Je n'ai pas la réponse.

Reste encore le facteur de la limite. Une chose serait donc finie, au sein de l'ensemble de choses de même nature à la condition qu'elle puisse être limitée par une autre du même ensemble. Cela revient en réalité à dire qu'une chose A d'une nature X est finie ssi au moins une chose B est contenue dans le même ensemble. Et par corollaire, que si A est le seul élément de l'ensemble, il est infini.

J'en déduis donc que si Spinoza parvient à démontrer l'existence d'un ensemble, d'une nature donnée, tel qu'il ne contient qu'un seul objet, cet objet sera, en vertu de sa définition, infini en son genre.

Voici donc mon hypothèse de compréhension de cette définition II : (H/II-1) Si l'on prend au sérieux l'idée de nature, en tant que commun dénominateur essentiel à un ensemble de choses, et uniquement à elles, de cet ensemble, alors tout objet de cet ensemble sera dit "fini en son genre" pour peu qu'au moins un autre objet en soit également membre.

La difficulté majeure de cette deuxième définition réside donc en cette nature, à la caractérisation et à la justification si délicate.


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