PhiPhilo a écrit : Je ne vous cache pas que votre conclusion me déçoit un peu. En effet, voulez-vous dire qu'il n'y avait, à la sortie du métro ce jour-là, que des fans de Franck Michael ? Serait-il impossible qu'il y eût, parmi les passants pressés qui passaient (pardon pour l'allitération) un ou plusieurs spectateurs du théâtre de Boston qui, dès le lendemain, allaient faire un triomphe à Josh Bell ? Supposons qu'il y en eût un au moins : s'ensuivrait-il que celui-ci dût s'arrêter devant le virtuose et goûter sa prestation au point d'en avoir la chair de poule et les larmes aux yeux ? Enfin, en cas de réponse négative à la dernière question, devrait-on qualifier ce quidam de snob ou d'hypocrite au motif qu'il prétend être ému par le Beau et qu'en réalité, il lui faut tout un décorum pour l'identifier, lorsque, en toute bonne logique, l'exceptionnalité du Beau devrait trancher sur la banalité du Quelconque tout comme la lumière sur les ténèbres ?
Les amoureux de la musique classique représentent une quantité infime de la population totale (je crois avoir un jour lu qu'il n'y a pas plus d''1% qui écoutent ne serait-ce qu'un peu de musique classique chez eux). Il y a dès lors peu de chance qu'il s'en rencontre beaucoup dans les couloirs d'un métro. Toutefois cela peut arriver bien sûr. Je suis moi-même un jour tombé sur un guitariste de talent qui interprétait un concerto de Vivaldi dans les sous-sols du métro parisien. J'ai immédiatement perçu le talent de ce musicien mais ne me suis pas arrêté pour autant. Ce lieu de grand passage, malodorant et exposé aux courants d'airs, ne s'y prêtait pas, et j'avais sans doute moi-même à faire. En bref, s'adonner au plaisir de l'Art nécessite sans doute une disponibilité, une ouverture d'esprit, un calme ambiant et des conditions générales favorables.
PhiPhilo a écrit :Ou alors doit-on dire plus simplement que, même appartenant à l'élite bien née capable de communier intensément avec le Beau, le passant pressé qui passe voit la pureté des émotions engendrées par sa réception du Beau inhibées par quelque nécessité matérielle (rendez-vous à honorer, envie pressante à satisfaire, correspondance à ne pas rater, etc.), auquel cas, quid de la transcendance du Beau ?
Je ne pense pas avoir parlé d'un Beau transcendant, ou alors je me suis mal exprimé. Je pense au contraire en une forme d'immanence du Beau. Il me semble que le Beau existe en l'homme (et peut-être aussi dans le reste du monde vivant), qu'il se définit essentiellement par rapport à l'homme, par rapport à ce qui le constitue. Il doit pouvoir exister dans l'individu et pas seulement dans le tout, même s'il n'existe probablement pas dans tous les individus. Il répond également souvent (sans s'y limiter) à des critères de difficulté : l'Art est souvent difficile, complexe, tant pour le créateur que pour le public. L'Art de la Fugue est une oeuvre éminemment difficile et complexe : la concevoir relève à coup sûr du génie, même s'il ne suffit pas toujours de faire difficile pour faire beau.
PhiPhilo a écrit :Vous ne m'enlèverez pas de l'idée que, lorsqu'on tombe en admiration devant une oeuvre d'art, ce n'est pas parce que cette dernière est Belle dans le sens absolument transcendant que vous semblez, après d'autres, donner à cet adjectif, mais pour de toutes autres raisons.
Je suis d'accord, même si on tombe a priori en admiration devant ce qui nous dépasse. Mais pourquoi certains êtres ressentent-ils de puissantes émotions face à une oeuvre, sans raison apparente, pendant que d'autres, appartenant à la même culture qu'eux, y demeurent insensibles ? Affaire de goût personnel ? Mais alors pourquoi certaines oeuvres survivent-elles à toutes les époques et d'autres non ? Influence de la société et des pressions inter-subjectives ? Mais cette influence ne s'étend qu'à une frange bien maigre de la population (une élite, si l'on veut), qui plus est non assimilable à une seule catégorie sociale. On peut naître musicien dans n'importe quel milieu social (Debussy, pour citer un nom illustre, n'a jamais été aidé par sa famille non musicienne qui souhaitait faire de lui un... marin).
C'est pourquoi de mon point de vue, ce qu'on appelle le Beau (à condition de s'accorder sur sa définition) correspond à la nature de certains êtres, mais pas de tous. Le Beau pourrait s'entendre comme le stimulateur des données physiques présentes en eux. Il serait ce qui met la corde de ces individus en vibration, leur corps servant comme de caisse de résonance à leurs émotions. Pour une culture donnée, cette chaîne temporelle, formée de ces individus d'époques successives, permettrait de graver ce Beau dans une certaine forme d'éternité (la postérité). Le Beau serait le dénominateur commun de tous ces êtres qui reçoivent d'intenses émotions devant une oeuvre donnée. Si point d'émotions vivement et naturellement ressenties, point de véritable postérité pour l'oeuvre ni pour le créateur. On ne parle dès lors plus de Beau, mais d'autre chose.