Louisa a écrit :
Je crois plutôt que la "puissance" d'une oeuvre d'art réside dans sa capacité à faire tenir ensemble des manières de percevoir et d'être affecté qui au moment de la création étaient tout aussi nouvelles pour son créateur que pour le "public" qui par après se trouvera devant cette oeuvre. En cela, l'oeuvre d'art connecte d'une manière nouvelle non seulement le public mais aussi l'artiste à un monde extérieur à lui, connexion qui ne peut que transformer l'essence même de l'artiste. Mais encore une fois, ceci n'est qu'une opinion, sans plus.
Bonjour Louisa,
As-tu remarqué qu'en matière d'art et plus particulièrement de musique, l'intensité de ce qu'on ressent croît sous l'effet de la réitération, c'est à dire lorsqu'on se confronte plusieurs fois à l'oeuvre et qu'on finit par bien la connaître.
Ainsi lorsqu'on écoute un disque, tel passage fera frissonner au bout de plusieurs écoutes seulement, alors qu'il ne produisait pas un tel effet lors de la première écoute. C'est comme s'il fallait un temps d'adaptation à l'oreille, donc au cerveau. La nouveauté ne fait ainsi pas tant naître l'émotion que l'étonnement. C'est au contraire l'immersion complète dans l'oeuvre, la connaissance, la complicité qui s'établit progressivement entre elle et nous qui nous fait ressentir l'émotion avec le plus de force, jusqu'au frisson absolu.
L'écoute réitérée de l'oeuvre fait en nous appel à la mémoire, et cette mémoire fait qu'au bout d'un certain nombre d'écoutes, on attend tel passage dont on sait qu'il va venir. L'imminence de sa venue déclenche alors l'émotion. Ce qui était en nous se trouve en cet instant en parfait accord avec ce que nous entendons et que nous attendions, et nous vibrons alors de tout notre corps.
Je pense que l'expérience vaut pour les autres arts. Avec la même intensité, je ne sais pas, mais elle peut assurément s'appliquer ailleurs qu'en musique.
Or pourquoi, une fois l'oeuvre bien connue de nous, attendons-nous donc tel ou tel passage plutôt que tel autre ? Qu'y a-t-il donc dans l'oeuvre qui possède un tel pouvoir d'émouvoir ? Est-ce une simple question de cohérence dans la menée du discours ? J'ai tendance aujourd'hui à penser que la cohérence de l'ensemble joue pour beaucoup, mais qu'il existe autre chose encore, dont il est difficile de parler.
En effet, qu'est-ce qui fait que l'écoute de "Mon nom est Personne" d'Ennio Morricone laisse sur une impression de légèreté, tandis que la musique de "Nuit et Brouillard" de Hanns Eisler, même indépendamment de son support visuel tragique, vous prend à la gorge et vous donne un sentiment d'infinie tristesse ? Pourquoi la "Petite musique de Nuit" de Mozart est-elle si gaie, alors que le "Pie Jesu" de Lili Boulanger évoque forcément le tombeau ?
Il me semble, je me répète, que l'art éveille ou réveille des choses en nous. Des choses bien réelles, bien physiques, qui ne demandent qu'à entrer en résonance. Car il n'est que sentiment, émotion, sensation. C'est le sentiment qui est à l'origine de l'oeuvre d'art : le sentiment qu'éprouve l'artiste et qu'il parvient à faire passer dans sa création. Ce sentiment qu'il a éprouvé peut être transmis à d'autres êtres par l'intermédiaire de l'oeuvre. L'oeuvre est le lien. Le sentiment existe chez l'artiste : il doit donc pouvoir exister chez l'auditeur, le lecteur, le spectateur... Le Beau, né d'un sentiment sincère, est quelque chose qui se transmet presque sensuellement d'un être à un autre.