Le sage spinoziste est-il un égoïste accompli ?

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Vanleers
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Le sage spinoziste est-il un égoïste accompli ?

Messagepar Vanleers » 16 févr. 2015, 17:36

Steven Nadler (1) rappelle que, selon Spinoza :

« Chaque chose singulière, dans la nature, c’est-à-dire chaque mode fini de la substance éternelle, nécessaire et infinie, est une expression partielle et limitée de la même puissance infinie, celle de Dieu ou de la Nature. […] Cette quantité finie de puissance qui constitue chaque chose singulière est ce que Spinoza appelle conatus, que l’on peut traduire par « effort » ou « tendance ».
Pour toute chose particulière, cette détermination finie de puissance se manifeste comme un effort pour persévérer dans cette individualité :
« Chaque chose, autant qu’il est en elle, s’efforce de persévérer dans son être. » (E III 6) »

S’efforcer de persévérer dans son être, quelles que soient les circonstances, est l’essence même de l’égoïsme et on commencera par donner quelques extraits du « Spinoza » de Daniel Pimbé (2)

1 « Les moralistes n’ont pas de mots assez durs pour fustiger l’égoïsme individuel, dans lequel ils voient le principal obstacle sur la route de la vertu : comme si, pour être vertueux, un homme devait limiter ses possibilités, exercer à son égard une méfiance et une brimade perpétuelles, bref, se nier lui-même et se vouer à l’impuissance. En réalité, l’absence de vertu ne se caractérise pas, selon Spinoza, par un égoïsme véritable, mais par un égoïsme tronqué, mutilé, encore insuffisant. »

2 « Que la vertu soit de connaître Dieu, les moralistes le disent depuis toujours, mais ils se trompent sur ce que cela signifie. Partant du préjugé de la méchanceté humaine, ils y voient le résultat d’une nécessaire mortification, au lieu d’y reconnaître la plénitude de l’égoïsme ayant développé toutes ses possibilités. »

3 « Le sage ne cesse jamais d’être, car il a su reconnaître dans l’exigence rationnelle l’égoïsme accompli : la véritable éthique rejette tout moralisme. L’ignorant est inconscient à la fois de lui-même, de Dieu et des choses ; le sage s’identifie à Dieu, non par une abolition de soi-même et une fusion mystérieuse avec l’univers, mais au contraire par la conscience claire de son individualité : la véritable philosophie rejette tout mysticisme. »

La question est donc posée : le sage selon Spinoza est-il un égoïste accompli ?

(1) Voir :
http://philonsorbonne.revues.org/751

(2) Voir :
http://www.ac-grenoble.fr/PhiloSophie/f ... _pimbe.pdf

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Re: Le sage spinoziste est-il un égoïste accompli ?

Messagepar Vanleers » 17 févr. 2015, 09:38

De par son essence, toute chose singulière, un homme en particulier, est nécessairement égoïste.
Cette essence peut se caractériser de trois façons : force, effort, désir. C’est ce qu’explique Pascal Sévérac (Spinoza Union et Désunion p. 176) dans les deux extraits suivants :

« Vis, conatus, cupiditas : force, effort, désir. Ces trois concepts renvoient à la même réalité, celle d’une puissance de vie qui fait « tout son possible » (sans reste) pour conserver son être. La force (vis) est cette puissance en tant qu’elle est comprise à partir de la puissance éternelle de Dieu. L’effort (conatus) est cette puissance en tant qu’elle est considérée comme impliquée dans une existence en commerce avec d’autres existences. Le désir (cupiditas) est encore cette même puissance, en tant qu’elle est déterminée, par une quelconque affection, à faire quelque chose de particulier. »

« Les trois concepts mis en relation – force, effort, désir – permettent donc de penser de façon de plus en plus précise l’essence humaine et ses propriétés : pas de désir sans un effort de persévérance ; pas d’effort sans une force essentielle exprimant précisément la puissance de Dieu. »

A propos du désir, Daniel Pimbé parle du désir libérateur :

« L’objet du désir libérateur doit être la vertu, telle que l’expriment, selon Spinoza, les commandements de la raison : conserve ton être, recherche ce qui t’est utile, connais Dieu. Il ne s’agit finalement, pour chacun, que de désirer être soi, ce qu’il a d’ailleurs toujours déjà désiré, mais sans le savoir. »

Chaque homme recherche son utile propre et ne fait que cela même si souvent il se trompe sur ce qui lui est véritablement utile. Il n’y a rien de plus étranger à l’éthique selon Spinoza que la notion de sacrifice. Ceci ne veut pas dire qu’il faille être indifférent au sort des autres êtres humains mais que ce souci de l’autre prend place dans un cadre utilitariste comme le précise Steven Nadler :

« S’il est certainement possible d’adopter une éthique égoïste et de ne tenir aucun compte du bien-être des autres dans la recherche illimitée de l’intérêt personnel, Spinoza montre de manière avisée qu’en réalité, l’égoïsme qui est au cœur de son système promeut ce que nous caractérisons, intuitivement, comme « éthique » : la bienveillance envers autrui et la prise en compte d’autrui. Mais si les actions sont altruistes, elles ne dérivent pas d’une motivation altruiste. Spinoza y insiste : il est dans l’intérêt de chacun de traiter les autres de telle sorte que leur propre puissance et effort soient accrus, et c’est cela qui motive l’action vertueuse. Autrement dit, la personne rationnelle (ou raisonnable) et vertueuse agira de façon à aider les autres à devenir rationnels (ou raisonnables) et vertueux uniquement parce qu’elle voit que les personnes qui sont comme elle, qui partagent sa nature, sont ce qui lui est le plus utile (E IV 31 à 37). »

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Re: Le sage spinoziste est-il un égoïste accompli ?

Messagepar Vanleers » 18 févr. 2015, 11:42

Tout homme existant dans le temps s’efforce de persévérer dans son être, ce que l’on peut traduire par : tout homme est égoïste.
Or, Daniel Pimbé rappelle que, dans le système de Spinoza, Dieu produit directement l’essence éternelle d'un homme et indirectement son existence dans le temps :

« C’est donc de Dieu que vient l’apparition d’une chose singulière et le maintien de son existence. L’essence de cette chose, quant à elle, doit venir également de Dieu, car elle serait, sinon, une sorte de modèle que Dieu devrait consulter pour produire la chose, et rien n’est plus absurde que cette idée. Par conséquent, « Dieu n’est pas seulement cause efficiente de l’existence, mais aussi de l’essence des choses » (E I 25). La structure d’un corps particulier est bien produite par Dieu, puisqu’elle est, pour l’éternité, un des modes possibles de l’attribut étendue, différent de tous les autres modes possibles : Dieu produit en lui tout ce qui est concevable. L’existence du même corps dans la durée est également produite par Dieu, mais d’une autre façon : indirectement, et conditionnellement. Dieu ne le fait exister, en effet, que par l’intermédiaire d’autres corps qui le déterminent, ces autres corps étant eux-mêmes déterminés par d’autres, et ainsi de suite à l’infini (E I 28).
[…] L’essence d’une chose matérielle, par exemple, vient directement de Dieu en tant que l’étendue est un de ses attributs. Elle ne dépend en rien des autres essences matérielles (des autres possibilités inscrites dans les lois de l’étendue), qui ne font que la délimiter, mais sans pouvoir agir sur elle. Puisque cette essence est concevable, elle implique un certain nombre de propriétés, nécessairement compatibles entre elles, mais incompatibles, à des degrés divers, avec les propriétés des autres essences. Enfin, puisqu’elle est l’objet d’une idée vraie, elle est, comme toute vérité, immuable, indépendante du temps.
Lorsque la chose en question existe, c’est cette essence, dépendant de Dieu mais indépendante des autres essences, qui se réalise dans le temps : l’existence d’une chose, c’est « son » existence. Ce qui se déploie alors dans la durée, ce sont les propriétés de la chose, et rien que ses propriétés. Comme ces propriétés sont toutes compatibles entre elles, aucune n’implique la destruction de la chose : rien de ce qui existe ne tend par soi-même à disparaître. Dans toute chose singulière se manifeste ainsi, à l’état fragmentaire, la puissance éternelle de la substance unique et sans contrainte, sous la forme d’une pure affirmation de soi.
Certes, il s’agit d’une chose finie, si bien que les aléas de son existence, les limites de sa durée, ne dépendent pas d’elle-même, mais de ses rapports avec les autres choses, qui offrent des conditions favorables ou défavorables à son déploiement. C’est ici qu’intervient la deuxième forme de dépendance de la chose, produite par Dieu selon l’enchaînement infini des causes et des effets dans l’univers. Les choses existantes, à la différence des simples essences, sont déterminées à agir les unes sur les autres. » (op.cit.)

Si l’égoïsme est un autre mot pour dire l’effort de persévérance dans son être d’un homme existant dans le temps, il n’en est plus question lorsqu’il s’agit de l’essence éternelle de cet homme car, dans l’éternité, cette essence, directement produite par Dieu, n’est pas en concurrence avec les autres essences.
On voit donc la possibilité pour le sage de dépasser l’égoïsme : considérer les choses sub specie aeternitatis.

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Re: Le sage spinoziste est-il un égoïste accompli ?

Messagepar Vanleers » 19 févr. 2015, 16:06

Spinoza sort le grand jeu dans les vingt-et-une dernières propositions de l’Ethique (E V 22 à 42) et les grandes orgues spinozistes donnent alors leur pleine puissance.
Le lecteur est invité, lui aussi, à jouer le Grand Jeu de l’amour intellectuel de Dieu et de la connaissance du troisième genre, c’est-à-dire à voir toute chose sous l’aspect de l’éternité (sub specie aeternitatis).
L’homme libre de la quatrième partie est celui qui vit sous la conduite de la raison, la connaissance sous un certain aspect de l’éternité (sub quadam specie aeternitatis). De lui on pourrait dire qu’il est un égoïste accompli mais le sage, dont la figure apparaît dans la cinquième partie de l’Ethique, est au-delà, ailleurs, devenu en quelque sorte étranger aux questions d’ego et d’égoïsme.
Encore faut-il qu’il se tienne à ce grand jeu, même dans les circonstances les plus humbles (« Ici aussi sont les dieux ») et là est la difficulté (Sed omnia praeclara tam difficilia, quam rara sunt).


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