La place de la conscience dans l'Ethique

Questions et débats touchant à la doctrine spinoziste de la nature humaine, de ses limites et de sa puissance.
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Vanleers
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Re: La place de la conscience dans l'Ethique

Messagepar Vanleers » 29 mai 2015, 16:39

A Henrique et NaOh

Je vous adresse un texte de Lorenzo Vinciguerra qui introduit E V 23.
Il y est question de tout ce dont nous avons débattu : la conscience, l’éternité, l’essence, la béatitude.
C’est long mais très clair.

Bien à vous

« Nous sentons que nous sommes éternels » peut d’abord faire l’effet d’un éclair en plein jour. Pourtant, il s’agit moins d’étonner que de nous confirmer dans le sentiment de ce que nous sommes censés savoir plus ou moins depuis toujours, afin que nous puissions enfin le diriger vers la compréhension de sa véritable cause. Tout porte à croire que notre éternité ait été pour Spinoza quelque chose d’absolument clair, d’évident, d’incontestable, voire de normal, de commun. Cela a de quoi déconcerter. Aucune emphase ne vient relever l’expression (il est vrai qu’elle convient si peu au style de Spinoza). Le sentiment de notre éternité n’est pas présenté comme une expérience hyperbolique, extraordinaire, encore moins mystique : le texte n’indique ni ne suggère aucun mouvement d’ascèse vers cette sensation – Spinoza s’attachant davantage à donner les raisons pour lesquelles elle est traduite et trahie, sans pour autant être supprimée : « Si nous avons égard à l’opinion commune des hommes, nous verrons qu’ils ont conscience, à la vérité, de l’éternité de leur âme, mais qu’ils la confondent avec la durée et l’attribuent à l’imagination ou à la mémoire qu’ils croient subsister après la mort » (E V 34 sc.). Tout se passe donc comme si Spinoza nous disait : « Quoi l’éternité ? Que croyais-tu ? Elle est là ; ne t’obstine plus à la chercher ailleurs ». Encore une fois, il s’agit de réaliser ce qui est déjà en nous depuis toujours, comme si l’effort de recouvrer notre éternité ne consistait qu’à la libérer de tout ce dont nous la recouvrions. C’est parce que l’éternité est depuis toujours déjà là que nous y sommes (et Spinoza patiemment nous amène à comprendre que nous ne pouvons pas ne pas y être), que notre effort peut consister, alors même que nous nous apprêtons à la comprendre par sa vraie cause, tout simplement à la laisser être, c’est-à-dire à nous laisser être à sa sensation. Il peut donc se faire que nous ayons été parfois comme saisis d’éternité, surpris par elle, au tournant d’une conjonction fortuite dont les causes nous échappent, que provisoirement et presque par hasard nous ayons entrevu notre éternité comme au passage, sans parvenir ni à la nommer, ni à la comprendre ; il s’agit à présent d’en comprendre les raisons.
D’où nous vient donc cette sensation ? Le lecteur de l’Ethique a appris à se repérer : la cause qui fait que l’Esprit cesse d’affirmer l’existence du Corps ne peut être l’Esprit lui-même, ni le fait que le Corps cesse d’exister ; de même que la cause, qui fait que l’Esprit affirme l’existence du Corps, n’est pas que le Corps ait commencé d’exister, mais cela provient d’une autre idée (un mode) qui exclut l’existence présente de notre Corps, et conséquemment celle de notre Esprit (E III 11 sc.). Reste donc à penser la cause de l’essence même du Corps humain et de l’Esprit, non en tant qu’ils commencent ou cessent d’exister, autrement dit non en tant qu’ils affirment leur existence présente, mais en tant qu’ils sont nécessairement contenus dans les attributs de Dieu comme expression de sa puissance et existence éternelle. Sentir que nous sommes éternels, c’est donc sentir sous une espèce d’éternité que l’essence de notre Corps détient l’éternité de sa cause infinie et éternelle : Dieu. L’idée de notre éternité appartient, alors, à l’essence de notre Esprit, et c’est pour cela que nous la sentons et que nous ne pouvons pas ne pas la sentir. On comprend dès lors pourquoi Spinoza emploie le terme sentire, qui intervient dans l’Ethique à chaque fois qu’il est question de l’union de l’Âme et du Corps. Le sentiment d’éternité se présente ainsi comme une résonance intérieure de l’Esprit qui provient de l’union de ce dernier avec l’essence éternelle de son corps. Cette union essentielle de l’âme et du corps, qui s’éprouve du fait que celle-ci est comprise dans les attributs de Dieu, se double de l’union à Dieu et en Dieu.
Est-ce à dire que nous commencerions à être éternels par ce sentiment ? Certes pas : ce qui est éternel ne peut pas plus commencer qu’il ne peut finir. Cette sensation, qui peut sembler aussi rare et fragile qu’elle est indestructible, nous invite plutôt à rejoindre ce à quoi en vérité nous sommes joints par nature depuis toujours. On peut s’interroger sur cette étrange position de devoir rejoindre ce à quoi nous sommes unis. Cela, cependant, ne constitue pas un problème, mais l’apport même de Spinoza à la question de notre salut : c’est parce que nous y sommes joints, et non parce que nous en sommes séparés, que nous pouvons rejoindre ce que notre nature secrètement n’a cesse de désirer, afin de nous y unir d’un lien plus fort et constant. Montrer le chemin qui y mène a donc aussi dû consister à faire parcourir en sens inverse la distance imaginaire qui nous en séparait, produisant pour cela un semblant de commencement, censé pourtant s’effacer au moment même où il se réalise. Réaliser son éternité, ce n’est évidemment pas la faire être, c’est plutôt en prendre conscience et renaître avec elle à une nouvelle vie : soit, par le troisième genre de connaissance, s’unir et se nourrir de plus en plus d’objets éternels qui répondent au plus haut point à notre nature éternelle.
(Lorenzo Vinciguerra, Spinoza pp.174-176 – Hachette Prismes 2001)

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Re: La place de la conscience dans l'Ethique

Messagepar Henrique » 31 mai 2015, 20:19

Votre raisonnement est le suivant :
La béatitude est la satisfaction de soi qui naît de la connaissance intuitive de Dieu (E IV chap. 4)
Connaître intuitivement Dieu, c’est avoir conscience que nous sommes étendu et pensant, non pas dans un sens statique mais dynamique et vivant.

Oui, et avoir conscience que nous sommes activement étendus et pensants, c'est avoir une conscience adéquate que nous sommes vivants, autrement dit une conscience de notre puissance d'affecter et d'être affecté. Donc la béatitude, c'est avoir adéquatement conscience de notre puissance affective.

Je reprécise quand même que toute satisfaction de soi n'est pas béatitude. Il y a la satisfaction de soi ordinaire qui naît des idées inadéquates de l'imagination et de ses signes, satisfaction qui est donc passive et fragile : je suis grand, je parle bien, j'ai de beaux diplômes... Il y a la satisfaction de soi qui naît de la raison et de ses notions communes : en ayant compris la supériorité du calme sur l'emportement et ainsi en ayant pu agir plus efficacement, j'ai été conduit à augmenter ma puissance par moi-même, j'en tire donc une satisfaction qui est une action et non une passion. Et il y a la satisfaction qui naît de la connaissance intuitive des attributs de la substance, autrement dit de l'essence éternelle et infinie de Dieu qui est enveloppée dans toute idée de chose singulière (E2P45).

Vinciguerra dit qu'il n'y a pas d'ascèse pour y parvenir. Certes connaître notre éternité, en tant qu'existence découlant d'une chose intemporelle, ce n'est que découvrir quelque chose qui a toujours été là, non le produire. Mais toute l'éthique est justement l'ascèse, au sens d'exercice spirituel, qui peut nous permettre d'accéder non à notre éternité mais à une conscience claire et distincte de notre éternité (qu'habituellement nous confondons notamment avec la sensation d'être immortels, E5P34S). D'abord, il faut cesser de faire notre malheur inutilement en apprenant à nous connaître (Parties 1 à 3 de l'Ethique), en revoyant nos valeurs (parties 4) et en prenant un contrôle intelligent de notre imagination (partie 5, prop. 1 à 10). Ensuite vient le moment de se réjouir de son éternité et d'aimer intelligemment tout ce qui est.

Mais pour accéder à la béatitude même, càd au troisième genre de connaissance, il faut une autre ascèse qui semble paraître évidente à Spinoza, mais faute de laquelle le troisième genre de connaissance lui-même restera obscur, c'est ce que j'ai appelé la suspension du jugement. En effet, le troisième genre de connaissance est intuitif. Or si l'intuition peut inspirer des jugements, elle n'est pas elle-même un jugement. Un jugement relie logiquement un sujet à un prédicat. A cet égard, il n'y a pas de jugement sans proposition que l'on énonce auditivement ou mentalement. Un jugement est ainsi discursif et non intuitif. Il sert de base aux raisonnements qui sont des combinaisons de raisonnements. Un concept même est un jugement, c'est-à-dire un sujet dont on affirme un certain nombre de prédicats.

Au passage, la définition 6 de la première partie est un instrument intellectuel qui permet de donner un contenu clair et distinct au terme de Dieu ou d'être suprême, mais elle n'en dit pas encore l'essence, même si elle en donne la direction avec la notion d'attribut. L'essence de Dieu, ce qui concrètement est absolument infini n'est pas dit dans cette définition, mais est déjà connu par l'entendement à travers les attributs, l'étendue ou la pensée, mais cela ne peut être connu qu'intuitivement : nous savons immédiatement ce qu'est la pensée aussi bien que l'étendue et nous le savions avant qu'on nous en apprenne les mots, sans quoi nous n'aurions jamais pu en comprendre la signification. En ce sens, une intuition n'est pas un jugement qui affirme ou nie discursivement c'est-à-dire médiatement un rapport entre un sujet et un prédicat, c'est tout de même une affirmation, mais l'affirmation immédiate d'un rapport d'identité ou d'intrication entre des essences.

On ne peut donner réellement de concept de l'être, de l'étendue ou de la pensée. On sait que ce sont des notions communes à tout ce qui est en particulier ou à tous les corps ou toutes les idées, mais il n'y en a pas de définition, puisqu'on ne peut définir qu'à partir d'éléments antérieurs plus simples, sinon on ne fait que les réintroduire. On pourra dire comme Descartes que l'étendue, c'est ce qui a trois dimensions, longueur, largeur, profondeur (D'Alembert au XVIIIème proposera d'ajouter la durée) mais chacune de ces dimensions elle-même est étendue, ce sont des propriétés de l'étendue et non l'étendue même. Si je considère intuitivement l'étendue commune à mon corps et à celui de cette table, si je considère cette étendue en tant que telle et non ce que l'on peut en déduire, je n'ai pas l'idée d'un sujet dont on pourrait affirmer tel ou tel prédicat, j'ai l'idée d'une affirmation pure, qui s'affirme elle-même sans pouvoir être niée par quoique ce soit, autrement dit l'idée même d'un être infini et éternel.

On dit que l'infini est inaccessible à l'esprit humain. Certes on ne peut connaître clairement l'infinité des choses de l'univers, mais il suffit de fermer les yeux pour percevoir une obscurité infinie, c'est-à-dire l'affirmation absolue, sans commencement ni fin, sans devant ni derrière de l'obscurité. Certes l'obscurité cesse quand j'ouvre les yeux. En revanche, que j'y voie clair ou non, je perçois toujours, en tout et partout de l'étendue. Et pour cause, si un corps peut produire ou détruire un autre corps, rien ne peut produire ou détruire l'étendue, puisque seule l'étendue peut modifier l'étendue. Une chose ne peut être produite ou détruite que par une autre de même nature, dont elle est la transformation. Ainsi un corps peut produire ou détruire un autre corps parce qu'ils ont l'étendue en commun mais l'étendue ne saurait être produite par une pensée, puisqu'elle n'est pas de même nature que la pensée, elle ne peut non plus avoir été produite par un corps puisque les corps sont déjà étendus, elle ne peut donc exister que par elle-même, par sa propre essence, elle est donc cause de soi et donc éternelle et infinie. C'est pour cela qu'en voyant les cent milles choses qui m'entourent, je n'en vois qu'une seule qui est l'éternelle et infinie puissance de s'étendre dont seules les formes varient.

Mais il faut pour ce troisième genre de connaissance une certaine ascèse car même si notre pensée a commencé par percevoir uniquement de l'étendue, pour ensuite se complexifier et devenir imaginaire puis rationnelle, le retour clair et distinct et le maintien de cet état primordial de la pensée est difficile en raison de notre habitude de juger de tout en permanence, principalement par peur d'être uni à ce que l'on hait et séparé de ce qu'on aime. Sachant aussi que comme le temps, les jugements sont des auxiliaires de l'imagination utiles pour nous permettre de vivre avec nos semblables et pour organiser notre existence. Mais pour s'installer durablement dans la conscience claire de notre béatitude, il est important d'abord de calmer les passions qui empêchent de percevoir clairement et distinctement l'état fondamental de notre être. Alors les jugements sont réduits, mais il faut encore se taire complètement, extérieurement et intérieurement pour sentir l'infinité, c'est-à-dire l'affirmation totale (E1P8S) et l'éternité (l'impossibilité de commencer ou de cesser d'être) de l'étendue (et donc aussi dans la pensée qui est la conscience de cette substantialité).

Quelle satisfaction y a-t-il à avoir conscience de l'étendue des êtres, de la façon dont notre corps et les autres s'insèrent dans cet aspect de l'essence de Dieu ? Justement, il faut faire l'expérience de faire cesser le bavardage mental habituel pour l'éprouver et en sentir par soi-même l'authenticité. Il y a la puissance de s'affirmer, c'est-à-dire de désirer, ou encore de vivre, mais il faut faire cette démarche pour sentir le lien direct entre puissance de s'étendre et tendance à persévérer dans son être et s'en délecter.

Cette démarche de connaître intuitivement peut se combiner avec les autres formes de connaissances, elle ne leur est pas contraire. Mais pour ne pas la perdre de vue aussitôt aperçue, il vaut mieux d'abord s'y attarder de façon exclusive. C'est une pratique qui peut faire penser au yoga.

Dans Individu et communauté, Matheron proposait un rapprochement entre éthique spinozienne et yoga. N'ayant plus ce livre, je ne peux plus en parler précisément, mais étymologiquement yoga signifie jonction, union, non pas forcément de ce qui était divisé, l'infini et le fini, la vie et les vivants etc. mais un certain nombre pratiques, physiques ou mentales, permettant de prendre conscience intuitivement de l'unité de ces dimensions de ce qui est. Dans les Yoga Sutras, Patanjali propose une définition qu'on pourrait qualifier de génétique du yoga : cessation de l'agitation mentale, par laquelle la conscience s'établit dans sa vraie nature au lieu de s'identifier à ses formes changeantes que sont la perception d'un objet, le raisonnement, l'erreur, l'imagination et la mémoire. Un rapprochement est donc possible, même s'il n'est pas nécessaire pour trouver la pratique qui conviendra pour demeurer dans la satisfaction du troisième genre de connaissance.

Vanleers a écrit :J’ajouterai toutefois qu’avoir l’intuition de mon essence singulière, c’est-à-dire la connaître selon la connaissance du troisième genre, ce n’est pas connaître un contenu, le contenu infini des caractéristiques de qui je suis mais avoir l’intuition d’un fait brut : je suis là, corps et esprit.


Une essence n'est pas en effet un ensemble de caractéristiques forcément mouvantes dont il faudrait faire la liste exhaustive discursivement, mais une affirmation sans laquelle il ne peut y avoir d'existence et dont les affections seulement donnent lieu à ces caractéristiques passagères de notre être. Une essence singulière ne se définit pas alors discursivement, elle se ressent intuitivement. Et puisque notre corps existe comme nous le sentons (E2P13C), lorsque nous sentons notre entrain à vivre, c'est-à-dire l'effort de notre corps de continuer d'être étendu et de composer son étendue avec celle d'autres corps, ou quand nous sentons cette même impulsion au niveau de notre âme, nous sentons notre essence même (E3Da1, expl.), c'est-à-dire notre puissance (E5P9, dém.) sachant que le contentement de soi, la vie, le bonheur, est l'âme ou idée du corps (E3P57S).

Vous partez donc d’un ressenti et, en quelque sorte, vous « remontez » à Dieu en son attribut Etendue.
La connaissance du troisième genre, telle que Spinoza la définit en E II 40 sc. 2, va en sens inverse :
« Et ce genre de connaissance procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses. »
Mais, à mon avis, cela ne remet pas en cause pas votre démarche concrète.


Dans la démonstration d'E2P47 qui est ici oeil de l'esprit (non la vision intuitive mais un moyen d'y parvenir), il s'agit bien de partir de l'individu pour remonter à l'attribut : "L'âme humaine a des idées par lesquelles elle se connaît elle-même ainsi que son corps, et les corps extérieurs, le tout comme existant en acte. Donc (par les propositions 45 et 46, partie 2), elle a une connaissance adéquate de l'infinie et éternelle essence de Dieu." Le scolie qui suit indique alors qu'il est possible de former le troisième genre de connaissance en partant de cette idée claire pour en "déduire" dans le sens de "trouver à l'intérieur" puisqu'il s'agit d'intuition tout ce qui peut tomber sous notre entendement. Autrement dit, une fois qu'on se rend compte qu'on avait la connaissance adéquate de Dieu en connaissant n'importe quel corps ou idée, on peut percevoir tout corps ou idée à partir de l'essence de Dieu, c'est-à-dire de l'étendue ou de la pensée.

En fait, quand je suis attentif à l'étendue de mon corps comme de n'importe quel autre corps, c'est bel et bien Dieu que je perçois, dans son essence même, ce n'est pas mon corps ni tel autre corps qui n'est qu'une façon particulière de s'étendre. C'est que l'étendue est à la fois une notion commune, à tous les corps, et une réalité singulière : il n'y en a qu'une, qui est partout la même, même si ses formes et sa quantité varient. Il y a certes bien des différences entre Vladimir Poutine, une moule et le soleil, mais ils s'étendent tous. Une telle présence de Dieu en toutes choses comme étendue peut sembler très banale et en effet il n'y a rien d'affriolant pour notre imagination qui se nourrit d'absence et de différences. Mais percevoir cela, c'est percevoir immédiatement et adéquatement comment l'essence éternelle et infinie de Dieu fait que notre essence active, notre tendance à persévérer dans ce que la nature a fait de nous, tendance que l'on sent tout aussi intuitivement, est aussi éternelle et infinie, même si notre corps reste limité d'une durée limitée. C'est d'ailleurs la rencontre de cette limitation et de cette infinité qui font que le conatus enveloppe un temps indéfini.

Désolé d'avoir été long, mais il n'est pas interdit de prendre le temps de me lire petit à petit avant de me répondre. Je ne pourrai d'ailleurs plus autant intervenir dans les jours qui viennent.

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Re: La place de la conscience dans l'Ethique

Messagepar Vanleers » 01 juin 2015, 17:35

A Henrique

Avant de parler de votre dernier post, je citerai d’abord, extrait de l’avant dernier :

« Être satisfait de soi, c'est être content de ce qu'on est »

Je citerai également ce que vous avez écrit récemment à RomainD :

« La béatitude n'est pas l'absence de douleur ou de tristesse, c'est la puissance de se satisfaire de vivre et donc d'éprouver du plaisir autant que de la douleur, c'est se satisfaire de l'insatisfaction. »

Ces deux citations éclairent votre dernier post auquel je viens maintenant.

1) Vous n’êtes pas d’accord avec Vinciguerra lorsqu’il écrit qu’E V 23 sc. « ne suggère aucun mouvement d’ascèse vers [la] sensation » que nous sommes éternels.
L’ascèse, au sens d’exercice spirituel, est peut-être nécessaire pour connaître la béatitude mais elle ne l’est pas pour éprouver l’allégresse (hilaritas) dont Spinoza dit pourtant qu’elle « est plus facile à concevoir qu’à observer » (E IV 44 sc.)
Il s’agit de la joie qui se rapporte à l’homme quand toutes ses parties sont affectées à égalité (E III 11 sc.) et elle est toujours bonne (E IV 42).
On l’éprouve par une suspension du jugement qui se produit sans qu’on l’ait voulue ni recherchée. Les Sceptiques grecs, en particulier Sextus Empiricus, ont très bien décrit cette épochè :
« Mais quand ils eurent suspendu leur assentiment, la tranquillité s’ensuivit fortuitement, comme l’ombre suit un corps. » (Esquisses pyrrhoniennes – traduction Pierre Pellegrin Seuil Essais 1997 p. 21)
Ces instants d’allégresse surviennent à l’improviste. Un travail visant à « calmer les passions » les rend plus fréquents.
Il serait intéressant de réfléchir à l’articulation entre l’expérience de l’allégresse et l’expérience de la béatitude que vous décrivez de façon détaillée et précise, la première n’ayant pas la dimension d’éternité de la seconde.

2) Vous écrivez :

« Dans Individu et communauté, Matheron proposait un rapprochement entre éthique spinozienne et yoga. »

C’est à la page 586 du livre mais je donnerai plutôt un extrait de « La vie éternelle et le corps » que Ramond cite en note de son commentaire d’E V 39 (Le corps – Vrin 2005) :

« Si bien qu’à la limite, on pourrait concevoir que nous arrivions à connaître notre essence dans sa singularité : nous y parviendrions si les affections de notre corps réussissaient à s’enchaîner selon un ordre pleinement conforme à cette essence dans ce qu’elle a de singulier – c’est-à-dire si notre corps réussissait à être vraiment lui-même, s’il devenait entièrement maître de soi par quelque chose qui pourrait bien rassembler à une sorte de yoga. » (p. 124)

J’y reviendrai au point suivant.

3) Vous écrivez :

« Une essence n'est pas en effet un ensemble de caractéristiques forcément mouvantes dont il faudrait faire la liste exhaustive discursivement, mais une affirmation sans laquelle il ne peut y avoir d'existence et dont les affections seulement donnent lieu à ces caractéristiques passagères de notre être. Une essence singulière ne se définit pas alors discursivement, elle se ressent intuitivement. »

Je retrouve la même difficulté que je vous ai signalée hier sur un autre fil.
J’avais déjà compris que vous définissiez l’essence comme « une affirmation sans laquelle il ne peut y avoir d'existence », ce que j’avais traduit en disant qu’avoir l’intuition de mon essence singulière, c’est avoir l’intuition d’un fait brut : je suis là, corps et esprit.
Mais vous m’avez fait remarquer, à juste titre, que l’essence d’une chose c’est sa quiddité et je ne vois pas comment articuler ces deux définitions : la vôtre et celle de la Scolastique.

J’ajoute, et ceci est aussi à l’attention de NaOh, qu’après Rousset, Ramond, Alquié et Gueroult, Matheron est également d’avis que, pratiquement, nous ne connaissons pas notre essence dans sa singularité. Cela commence à faire beaucoup.

Bien à vous

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Re: La place de la conscience dans l'Ethique

Messagepar Vanleers » 02 juin 2015, 10:35

A Henrique

Poursuivant la réflexion, je pense avoir trouvé la clef qui me permet de vraiment comprendre ce que vous avez écrit dans votre dernier post.
Je l’avais déjà entr’aperçue puis perdue de vue.
La béatitude, ce n’est pas se réjouir d’être mais d’être CE que l’on est. C’est le CE qui fait toute la différence. La béatitude n’est pas jouissance de son existence (être là) mais jouissance de son essence (être dans l’éternité).
Vous décrivez la démarche (ascèse) qui la fait connaître et il est en effet éclairant de se référer à E II 47 et sa démonstration : remonter de l’individu à Dieu puis redescendre (déduire) pour former la connaissance du troisième genre ainsi qu’au scolie d’E III 57 qui annonce déjà la béatitude ou contentement de ce qu’on est :
« Quoique donc chaque individu vive satisfait de la nature qui est la sienne et s’en contente, cette vie pourtant dont chacun se satisfait, et ce contentement, n’est rien d’autre que l’idée ou âme de ce même individu […] »

La béatitude appelle une démarche mais l’allégresse, dont j’ai parlé dans mon précédent post, est une joie qui vous tombe dessus comme la grâce, comme l’explique Clément Rosset :

« Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit, - et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : krupsantès gar ékousi théoi bion anthropoisi, « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ». (La force majeure p. 27 – Minuit 1983)

Bien à vous


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