PhiPhilo a écrit :(...) En d'autres termes, il n'y a pas de morale, il n'y a pas de bien ou de mal parce qu'il n'y a pas d'essence générale de l'homme, et il n'y a pas d'essence générale de l'homme parce qu'il n'y a pas en l'homme de substance spirituelle transcendante pour concevoir une telle essence, et donc pour décider de réaliser une telle essence. Dit d'une autre manière encore, il n'y a pas de morale, il n'y a pas de bien ou de mal parce que le corps ne peut pas être déterminé au mouvement ou au repos par l'esprit, un corps ou un esprit singuliers n'étant rien autre que la même chose singulière tantôt conçue sous un attribut, tantôt sous un autre.
Bonjour PhiPhilo,
il y a quand même quelque chose de bizarre pour moi, c'est le sentiment qu'au nom de Deleuze on en vienne presque à ériger des tribunaux de morale pour interdire l'usage des mots "bien" et "mal"...
Qu'est-ce qui pousse à vouloir remplacer "bien-mal" par "bon-mauvais" ou "plus puissant-moins puissant" ? Le fait que la vision des mots "bien" ou "mal" provoque immédiatement l'idée d'un moralisme classique quelle que soit l'idée qui est réellement exprimée par ces mots ?
E4 appendice chap. XXIV : "
Les autres affects dont l'homme est l'objet, et qui naissent de la tristesse, sont directement contraires à la justice, à l'équité, à l'honnêteté, à la piété et à la religion."
Ce n'est certes pas le vocabulaire d'un Deleuze ou d'un Nietzsche mais Spinoza avait ses raisons de parler de justice, piété et religion.
L'analyse de Deleuze sur l'immoralisme de Spinoza est subtile et il dit lui-même que le langage de Spinoza est très semblable à la lointaine tradition de la morale du jugement (cf
ce cours).
Au-delà de la critique des morales du Devoir qui est assez facile, il y a cette analyse à mon sens plus puissante de la différence entre le jugement externe et l'épreuve immanente d'une réalité qu'on trouvera authentique ou pas.
Il y a une justice immanente, le "mauvais" est puni de lui-même par le fait qu'il ne passe pas l'épreuve de la béatitude. Certains peuvent simuler la sagesse, citer des textes, montrer qu'ils les ont compris abstraitement, mais face à des réalités concrètes ça ne marche plus, leur comportement sonne faux, les beaux principes énoncés ne se manifestent ni dans les affects, ni dans les actes, on voit apparaître des tristesses et impuissances, des haines, des colères, des doigts accusateurs... y compris par d'étranges prêtres de l'amoralisme ("je fais ce que je veux !", "il est interdit d'interdire", "parler de mal, c'est Mal"...).
Deux extraits du TTP pour calmer les allergies au langage moral :
TTP Chap IV, de la loi divine a écrit : : Salomon continue (vers. 9) d’enseigner, dans les termes les plus formels, que cette science de Dieu contient la vraie morale et la vraie politique, qui n’en sont qu’une déduction : « C’est alors, dit-il, que vous comprendrez la justice, et le jugement, et les voies droites, (et) tout bon sentier. » Et il ajoute encore pour plus de clarté : « Quand la science entrera dans votre coeur et que la sagesse vous sera douce, alors votre prévoyance veillera sur vous, et votre prudence vous gardera. »
Pergit deinde v. 9 expressissimis verbis docere, hanc scientiam veram Ethicam, et Politicam continere, et ex ea deduci, [heb.] tunc intelliges Justitiam, et Judicium, et rectitudines, (et) omnem bonam semitam, nec his contentus pergit, [heb.] quando intrabit scientia in cor tuum, et sapientia tibi erit suavis ; tum tua [3] providentia tibi vigilabit, et prudentia te custodiet.
TTP Chap V a écrit :Jésus-Christ, je le répète, eut pour mission, non pas de conserver tel ou tel empire ou d’instituer des lois, mais seulement d’enseigner aux hommes la loi universelle.
nam Christus, uti dixi, non ad imperium conservandum, et leges instituendum, sed ad solam legem universalem docendum missus fuit.[/i]
Sinon, il y aurait encore des choses à dire sur l'essence, le genre et le singulier, mais ce serait un n-ième détournement de sujet.
Juste 2 points rapidement :
- dans "Spinoza ou le problème de l'expression", Deleuze dit que ce n'est pas la notion de genre qui dérange Spinoza, c'est seulement le genre conçu abstraitement à partir de traits particuliers issus de l'imagination.
- il ne dit pas que les essences singulières correspondent à "des choses singulières déterminées
hic et nunc". Le ici et maintenant, l'instantanéité concerne les affections, la durée concerne les affects (variation de puissance) et les essences en elles-mêmes sont concernées par l'éternité. (cf ce cours,
part. 1 et
part. 2)
Il faudrait peut-être ouvrir une autre discussion sur la lecture de Spinoza par Deleuze, qui à mon sens intègre son propre projet éthique, son propre projet philosophique (c'est en cela qu'il est philosophe et pas seulement commentateur)