Sescho a écrit :Ce qui est au-dessus de la condition humaine n'est par définition pas saisissable en vérité à l'Homme. Et il est de la plus haute évidence que l'Homme est loin d'approcher la Nature même (ce que Spinoza signale clairement à plusieurs reprises.) Il est insensé de vouloir dépasser ce qui est indépassable. Donc, la seule "solution" est d'accepter le Mystère (pour l'homme.) On s'y fait très très bien : Dieu Nature est plus grand que moi, le Mystère est la traduction de cette grandeur. C'est beau finalement…
On sait que chez Spinoza, Dieu c'est la Nature et inversement.
J'ai beaucoup de respect pour la conception juive qui propose un dieu "mystérieux", que l'homme ne pourra jamais connaître puisque ce dieu dépasse entièrement les capacités de connaissance humaine.
Mais en quoi cette idée serait-elle spinoziste? Comment concilier par exemple cette idée d'un Dieu essentiellement mystérieux avec la proposition 47 de la deuxième partie de l'Ethique, proposition fondamentale dans le spinozisme puisqu'elle permet de comprendre comment le troisième genre de connaissance et donc la Liberté elle-même est possible?
E2P47:
"L'Esprit humain a la connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu.
Scolie.
Par là, nous voyons que l'essence infinie de Dieu et son éternité sont connues de tous."
Non seulement Spinoza dit-il et démontre-t-il que nous avons bel et bien une connaissance adéquate (donc une idée vraie) de l'essence infinie même de la Nature, il y ajoute que nous avons tous cette idée. C'est ce qui permet au célèbre commentateur de Spinoza, Martial Gueroult, de dire que le spinozisme est une "mystique sans mystères", mystique parce qu'on sait que Spinoza accepte l'idée d'une connaissance "intuitive", mais "sans mystères" parce que justement, l'essence infinie de la Nature nous est accessible, plus même, on ne doit pas faire une sorte d'effort pour "s'approcher" de cette essence, on ne doit pas d'abord surmonter une distance entre nous-même et cette essence divine, l'essence divine est "enveloppée" en nous, elle est à l'intérieur de nous.
Il me semble que ce problème - car dire cela pose évidemment problème, surtout lorsqu'on connaît la critique de Kant (se basant sur Descartes) par rapport à ceci, critique que reprend ci-dessus pour son compte Henz lorsqu'il dit que toute connaissance est d'abord notre connaissance - doit être confronté, quand on essaie de lire Spinoza ou de comprendre le spinozisme, au lieu d'être évacué.
Le problème est le suivant: comment Spinoza peut-il dire que nous avons tous une idée vraie de l'essence infinie de la Nature, lorsqu'on sait que cette idée, c'est nous qui l''avons, donc elle est avant tout "humaine"?
A mon avis, la solution est à chercher dans la preuve de l'existence de Dieu que Spinoza donne dans l'E1P11. On y a une preuve a priori et une preuve a posteriori, et cela malgré la critique de Descartes par rapport aux preuves ontologiques a priori. Si je l'ai bien compris, la question de Henz porte précisément là-dessus: comme le disait Descartes, on ne peut pas déduire d'une idée, donc d'une pensée de quelque chose, l'existence d'une chose. On ne peut pas déduire d'une idée que nous avons de Dieu, l'existence même de Dieu. Il me semble que Spinoza (et Leibniz), contrairement à Kant, a trouvé un moyen pour contourner ce problème. Il se peut que je me trompe, bien sûr. Toujours est-il qu'à mon avis il est important d'aborder ouvertement le problème, au lieu de supposer qu'il ne se pose pas, dans le spinozisme, et que Spinoza aurait opté pour un "Dieu mystérieux" et non connu par ni connaissable pour l'homme.
Cordialement,
L.
PS: on pourrait aussi penser au Traité Théologico-Politique de Spinoza, où il admet que pour les juifs, l'essence divine fût un mystère, et où il explique cela précisément en disant que la religion n'a pas les moyens d'étudier cette essence, raison pour laquelle on ne trouve rien de certain concernant l'essence divine dans la Bible. Il y ajoute immédiatement que c'est à la "lumière naturelle", autrement dit à la raison, de nous donner cette connaissance, et que c'est elle seule qui est réellement capable de nous la donner. Que la religion ne puisse pas nous donner une connaissance adéquate de la nature de Dieu n'est pas grave, puisque sa tâche est ailleurs, sa tâche est d'affecter notre imagination, d'inspirer en nous des sentiments qui nous font obéir aux prescriptions morales religieuses. Produire des connaissances vraies, aussi en ce qui concerne l'essence divine, est en revanche la tâche qui revient en propre à la philosophie. Comme Spinoza l'écrit dans le chapitre 13 du TTP (c'est moi qui souligne):
"Nous avons désormais le droit de formuler cette affirmation finale: La connaissance intellectuelle de Dieu atteint la nature divine EN SOI; (...) aussi, cette connaissance intellectuelle n'est nullement l'une des conditions de la foi et de la révélation religieuse; en conséquence, les hommes peuvent demeurer dans l'erreur la plus profonde quant à la nature de dieu, sans pour cela encourir le moindre reproche. (...) L'Ecriture, en effet, se met à la portée de la mentalité de la foule des humains, qu'il s'agit de rendre non pas savants, mais soumis. (...) un homme soumis à Dieu manifeste une foi pure, même si, dans le détail, toutes les croyances qu'il professe sont fausses."
Donc je dirais: l'idée d'un dieu mystérieux que l'on ne peut pas approcher est en effet très belle et émouvante, mais elle n'est pas spinoziste (elle est en revanche kantienne, c'est même exactement ce que Kant a baptisé "le sublime", critiquant en cela notamment Spinoza). L'Ethique [b]commence[/b par établir une idée adéquate de l'essence même de Dieu, et le TIE nous dit pourquoi la philosophie doit commencer par chercher cette connaissance vraie de l'essence de la Nature, pour ensuite pouvoir en déduire des idées adéquates concernant l'Esprit, les Affects, les remèdes aux Affects et la Liberté. C'est toute la méthode telle que Spinoza l'invente et l'applique qui repose sur cette connaissance vraie de l'essence de la Nature. Remplacer cela par une "mystique" où Dieu demeure le plus grand mystère, c'est abandonner la méthode spinoziste elle-même.
Mais encore une fois, il se peut que je me trompe, bien sûr. Aussi si quelqu'un voit des passages dans le texte qui indiquent que le dieu spinoziste serait tout de même un dieu mystérieux, je les lirai avec plaisir.