Serge a écrit :E5P36CS : … et j’ai pensé qu’il était à propos de faire ici cette remarque, afin de montrer par cet exemple combien la connaissance des choses particulières, que j’ai appelée intuitive ou du troisième genre (voyez le Schol. 2 de la Propos. 40, part. 2), est préférable et supérieure à la connaissance des choses universelles que j’ai appeler du second genre ; car, bien que j’aie montré dans la première partie d’une manière générale que toutes choses (et par conséquent aussi l’âme humaine) dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence, cette démonstration, si solide et si parfaitement certaine qu’elle soit, frappe cependant notre âme beaucoup moins qu’une preuve tirée de l’essence de chaque chose particulière et aboutissant pour chacune en particulier à la même conclusion.
pour tout de même essayer de répondre à ce que tu aimerais que je fasse ... voici comment j'interprète ce scolie.
La première partie est, je suppose, l'E1. Spinoza y démontre effectivement en quoi toutes choses dépendent de Dieu dans leur essence et dans leur existence (E1P25: "
Dieu n'est pas seulement cause efficiente de l'existence des choses, mais aussi de leur essence").
Or, que Dieu est la cause de l'essence et de l'existence de toute chose en E1 n'est démontré que
more geometrico, via des notions communes et des déductions logiques. Si le lecteur a compris ces raisonnements, il aura une idée adéquate de toute chose en tant qu'elle dépend de Dieu. Mais cette idée a été acquise "rationnellement", c'est-à-dire par le deuxième genre de connaissance. Elle procure déjà une Joie, mais elle ne peut pas procurer la Joie Suprême ou la béatitude. Pour cela, il nous faut avoir de ces mêmes choses une idée du troisième genre de connaissance.
Ce troisième genre de connaissance consiste en une idée adéquate d'une essence d'une chose singulière. Dans l'E1, cette idée est évoquée, mais pour toute chose. Elle n'est PAS appliquée à une chose singulière spécifique.
Cela change entièrement en E5. Là, Spinoza va reprendre le même raisonnement, mais maintenant il ne le refait plus "en général", il le fait sur base d'un exemple très concret: MON essence singulière à moi.
Car je ne suis qu'une chose singulière parmi un nombre infini d'autres choses singulières. Si je dois apprendre à "voir immédiatement" l'essence singulière d'une AUTRE chose singulière que moi-même, et cela telle que cette essence est en Dieu, alors il vaut mieux commencer par moi-même, qui ai également une essence singulière qui est en Dieu, et qui en tant que telle est éternelle. Rien de mieux, pour voir l'éternité des essences singulières, que d'apprendre à voir l'éternité de sa PROPRE essence singulière.
Alors Spinoza montre d'abord qu'en Dieu il y a nécessairement une idée qui exprime l'essence éternelle de mon Corps (5.22) - de tel ou tel Corps humain, il dit, mais donc aussi du mien. La suite, jusqu'à 5.36, va nous mener pas à pas à la compréhension de l'éternité de notre propre essence, ou de notre Esprit en tant qu'il exprime l'essence de notre Corps, et va nous faire prendre conscience du fait que cette idée de notre essence éternelle est bel et bien en nous.
Mais comprendre cela, comprendre que notre essence est éternelle ... on peut comprendre aussi que cela donne un suprême bonheur (sachant qu'en règle général, l'homme a plutôt peur de mourir, par exemple, ou se conçoit en tout cas comme "périssable"). Cela donne effectivement, comme il le dit en 5.27, la plus haute satisfaction de l'Esprit qu'il peut y avoir. Car comment s'imaginer une plus grande satisfaction
in se ipso qu'en comprenant que notre essence est éternelle? Qu'elle sera toujours en acte, tantôt "dans la durée" (dans l'existence "ici bas"), tantôt "en Dieu". Et que notre Esprit a la puissance de comprendre cela.
Ensuite, 5.29 nous dit qu'en fait, chaque fois que l'Esprit comprend quelque chose sous l'aspect de l'éternité, il ne peut le comprendre qu'en concevant l'essence de son propre Corps sous l'aspect de l'éternité. (A mon sens, cela montre que déjà quand nous comprenons quelque chose par le deuxième genre de connaissance, donc par la raison, cette compréhension passe par la conception de l'éternité de notre propre essence corporelle; mais je ne sais pas dans quelle mesure les commentateurs sont d'accord avec cela).
Ce que le troisième genre de connaissance ajoute au deuxième, c'est de commencer à activement utiliser cette connaissance adéquate de notre propre essence éternelle pour maintenant également avoir accès non plus à ce que nous avons commun avec les autres choses (et qui s'explique par les lois causales de la nature, qui traite des causes prochaines des choses), mais à l'essence éternelle de ces autres choses (dont Dieu est cause immanente).
Cela veut dire qu'on ne va plus regarder les choses comme ayant une essence singulière qui n'enveloppe pas l'existence, mais qui reçoit l'existence d'une autre chose singulière, selon les lois communes de la nature (2e genre de connaissance). On va maintenant diriger son attention vers ces mêmes choses singulières, mais cela pour les "concevoir (...) en tant qu'elles se concoivent par l'essence de Dieu comme des étants réels, autrement dit en tant qu'elles enveloppent, par l'essence de Dieu, l'existence" (démo 5.30).
C'est dire que tout change! Ces mêmes choses singulières, dont on sait que l'essence n'enveloppe pas l'existence, par le deuxième genre de connaissance (la première partie de l'Ethique l'a démontré), on va maintenant les concevoir tout autrement: on va les concevoir comme des étants réels, qui enveloppent l'existence.
Le deuxième genre de connaissance conçoit donc les choses comme actuelles, mais cela "en tant qu'elles existent en relation à un temps et à un lieu précis" (3.29). En cela effectivement leur essence actuelle n'enveloppe PAS l'existence. On va plutôt acquérir une connaissance de toutes ce que ces choses ont en commun avec les autres choses, et qui détermine la durée de chaque chose, et son développement dans le temps (tout ce qu'expliquent les lois communes de la nature; lois qui décrivent le trajet d'un corps, ce qui se passe quand il y a un choc avec un autre corps etc; bref, tout ce qui concerne leurs propriétés spatio-temporelles, rien de ce qui concerne leur essence).
Le troisième genre, en revanche, va maintenant orienter le regard vers l'essence même de chaque chose, essence singulière bien sûr, puisque Dieu en a une idée, et que c'est précisement l'essence actuelle non plus telle qu'elle existe dans le temps mais telle qu'elle est de toute éternité contenue en Dieu qui intéresse le troisième genre de connaissance.
Pour ce faire, il faut regarder le monde par les "lunettes" de l'éternité de sa propre essence. Cette éternité était bien sûr toujours là, dès le début (comme l'explique le scolie de 5.31), donc le fait même de devoir en passer par des démonstrations
more geometrico pour la démontrer est évidemment "artificiel", fait comme si il faut d'abord acquérir toute une connaissance avant de pouvoir acquérir l'idée de notre propre éternité. Il n'en est rien, dit Spinoza, cette éternité était toujours là, ce n'est que quand il faut la démontrer par le deuxième genre de connaissance (dans un livre de philosophie), qu'on n'y arrive que pas à pas, à la fin de l'entreprise (la même idée est reprise dans le scolie de 5.33).
Or si on commence à penser activement à l'essence de notre Corps sous l'aspect de l'éternité, cette idée de notre éternité peut devenir la cause adéquate d'une nouvelle idée, idée de l'essence tout aussi éternelle d'une AUTRE chose singulière que nous, existant dans le monde exterieur.
C'est donc en nous montrant en quoi nous-même, nous avons une essence éternelle, et en nous faisant ressentir en quoi cette prise de conscience s'accompagne de la plus haute Joie, que Spinoza nous a affecté d'une façon beaucoup plus "intense", d'une Joie beaucoup plus intense, que quand il nous a fait comprendre qu'en général, toute chose dépend de Dieu.
C'est cela à mon sens que veut dire le passage que tu cites ci-dessus. La deuxième partie de l'E5 fait entrevoir l'éternité de NOTRE propre essence (celle du lecteur) et la béatitude, qui, comme le dit le scolie de 5.33, est toujours déjà là, comme nous sommes toujours déjà parfait. C'est donc en montrant sur un exemple très concret, sur une seule chose particulière (celle que le lecteur est), qu'il a pu nous affecter beaucoup plus fortement qu'il n'a pu le faire au début de l'Ethique, par le moyen de la raison seule.
Par là même, il nous montre aussi comment ressentir la Joie la plus "forte" dans notre rapport au monde: il s'agit d'apprendre à orienter son Esprit d'une telle façon qu'on voit, pour chaque chose qu'on rencontre, non plus en quoi elle a des choses en commun avec nous ou avec d'autres choses, non plus en quoi, existant dans le temps, elle obéit a des lois communes de la nature, mais en quoi son essence singulière, en tant que degré de puissance, et tout à fait éternelle, en Dieu. Il s'agit de la concevoir comme étant non plus une chose corruptible, existant dans le temps (cela le 2e genre nous l'apprend), mais comme une essence éternelle, une partie de la puissance éternelle et infinie de Dieu. Une chose dont l'essence même, et non plus l'existence, était nécessaire de toute éternité. Pour reprendre l'exemple de ton collègue dans le fil 'antagonisme?': il s'agit de voir ce collègue dans toute sa "splendeur", dans toute sa force, en tant que lui aussi, il constitue la puissance infinie de Dieu, il est indispensable dans cette totalité nécessaire.
C'est en s'adonnant à ce genre d'exercice que l'on arrive réellement à s'unir, comme le dit Spinoza, maximalement au monde, puisque qu'on voit la connection la plus forte possible entre chaque chose singulière et moi-même: l'essence d'une chose extérieure n'a rien en commun avec la mienne, mais me convient parfaitement en tant qu'elle aussi, elle fait partie de Dieu. Je renouvelle ainsi la conscience de ma propre éternité chaque fois que j'arrive à concevoir une chose singulière ainsi.
Mais pour apprendre en quoi consiste cet art de voir les essences des choses singulières, il a bien fallu commencer à le pratiquer d'abord sur la chose singulière que nous sommes nous-même, à prendre conscience de l'éternité de l'essence de notre propre Corps. La différence entre comprendre cela (l'éternité de notre essence) par le deuxième genre et par le 3e genre ne réside en rien d'autre que dans le POUVOIR D'AFFECTION que comporte le 3e genre: une idée adéquate issue du 2e genre nous affecte inévitablement de Joie. Mais elle se conclut des propriétés communes des choses, pas des essences singulières, pas de notre essence singulière. En cela, elle nous touche moins "intimement", si j'ose dire. Une idée adéquate du 3e genre nous affecte BEAUCOUP plus intensément, parce qu'elle prend directement appui sur notre essence même, elle est idée DE notre essence, n'ayant plus seulement notre essence comme cause (c'est déjà le cas dans le 2e genre de connaissance) mais également comme OBJET de l'idée causée. D'où la prise de conscience de notre béatitude ou perfection (notre essence étant un degré de puissance/réalité/perfection).
Enfin voilà, c'est donc cela ce que je crois pouvoir comprendre, pour l'instant, de ta citation ci-dessus. Toute objection est tout à fait bienvenue.
Louisa
PS: je me rends compte que ce message est assez long, mais je n'ai plus le temps de résumer. Je le ferai un de ces prochains jours, si nécessaire/souhaité/...