Bonjour Bardamu,
bardamu a écrit :C'est ce que j'indiquais à Louisa comme ce que j'appelle la vision pédagogique des choses : partir de l'état d'ignorance (imagination, temps etc.) et aller jusqu'à la connaissance (idées adéquates, éternité etc.).
Là, ce qui serait bien c'est que tu précises si tu entends traduire la pensée de Spinoza, ou si c'est ta vision personnelle des choses.
Parce que dans le premier cas, le texte de Spinoza me semble le plus clair et direct qui soit : l'existence même des choses singulières est indissociable de la durée ; elles se conçoivent l'une par l'autre. Spinoza peut travailler par précision successive, mais il n'est pas de sa méthode d'affirmer une chose simplement pour la contredire plus loin.
Voir tout selon l'éternité n'est nullement nier l'existence temporelle des choses singulières, c'est de rapporter leur essence et leur existence à celle de Dieu. Dans le passage du Mouvement aux Corps se perd l'existence sempiternelle. Le tout
en Dieu éternel.
bardamu a écrit :Par exemple, tu émets l'idée : "Le changement est une pure et simple constatation, qui ne souffre donc aucune objection"
Je la traduis en : "La conception des choses comme changeantes est la pure et simple constatation que nous avons des idées inadéquates, des idées d'"Imagination"".
Veux-tu bien me donner les passages où Spinoza dirait cela ?
Mais en plus dire que les choses singulières sont changeantes, c'est encore presque leur donner trop de consistance propre : ce qui est constant c'est le Mouvement et ses lois ; les choses singulières en sont la manifestation en éternel mouvement.
bardamu a écrit :A contrario, la conception des choses comme déterminées éternellement est la pure et simple constatation que nous avons aussi des idées adéquates, des idées de Raison et de Science Intuitive.
D'un côté on constate notre impuissance, de l'autre on constate notre puissance.
La puissance ne peut pas consister à nier une vérité. Sans le changement (et donc une certaine perception de la durée) il n'y a tout simplement plus de vie, et je le répète la grande majorité de l'
Ethique se tient dans ce domaine.
bardamu a écrit :On peut aussi considérer que concevoir les choses dans la durée c'est considérer l'essence selon un paramètre "durée", c'est-à-dire comme expression d'essences éternelles sous ce paramètre. En liant ce paramètre à une nécessité éternelle, au fait qu'il découle des choses éternelles, il reste dans l'éternité.
L'essence se distinguant de l'existence pour les choses singulières, et étant éternelle, il n'est pas question de faire cette extrapolation. L'essence d'une chose singulière est contenue dans celle du Mouvement, dont l'existence est éternelle par la vertu de sa cause. L'existence d'une chose singulière en revanche se fait avec la durée, comme effet du Mouvement.
bardamu a écrit :L'étendue peut être pensée selon la durée, la situation, la grandeur (cf lettre XXXVI), ce sont 3 paramètres "indénombrables", et qui sans doute ne concernent que la pensée des modes (lettre XII).
Attention, une nouvelle fois, à ne pas confondre la durée et le temps chez Spinoza ; la première est indissociable de l'existence des choses singulières ; le second est une métrique de la première. Spinoza nie qu'il y ait un temps en soi, distinct de l'existence des choses singulières, de même qu'il nie qu'il y ait un espace distinct de l'Etendue, qui se confond avec la Matière.
bardamu a écrit :Que provoque l'idée : "les choses singulières n'ont aucune existence propre ; elles ne sont que des phénomènes passagers" ?
Est-ce que cela ne provoque pas l'idée d'une contingence absolue des modes ? Tout ce qui découle de Dieu est nécessaire et ne souffre pas l'idée de contingence, comment faut-il parler de l'existence des modes ?
Rien n'est contingent. Le Mouvement n'est pas contingent. Ses effets ne sont pas contingents tout temporels dans l'existence qu'ils soient.
Spinoza a écrit :TTP4 : ... que tout corps qui choque un corps plus petit perde de son propre mouvement ce qu’il en communique à l’autre, voilà une loi universelle des corps qui résulte nécessairement de leur nature. De même encore, c’est une loi fondée sur la nécessité de la nature humaine, que le souvenir d’un certain objet rappelle à l’âme un objet semblable ou qu’elle a perçu en même temps que le premier. ...
Ce n’est pas que je n’accorde pleinement que toutes choses, sans exception, sont déterminées par les lois universelles de la nature à exister et à agir d’une manière donnée...
... nous devons définir et expliquer les choses par leurs causes prochaines. Or, la considération du fatum en général et de l’enchaînement des causes ne peut nous servir de rien pour former et lier nos pensées touchant les choses particulières. J’ajoute que nous ignorons complètement la coordination véritable et le réel enchaînement des choses ; et par conséquent il vaut mieux pour l’usage de la vie, et il est même indispensable de considérer les choses, non comme nécessaires, mais comme possibles. Je n’en dirai pas davantage sur la loi prise d’une manière absolue. ...
bardamu a écrit :Que reste-t-il quand on enlève le paramètre "Durée" si ce n'est cette expression éternelle, cette affirmation éternelle, l'idée des choses dans leur pure essence de modes d'existence déterminés ?
Pourquoi un passage par le Mouvement dès lors que le 3e genre de connaissance découle de la connaissance de l'attribut ?
Non, la définition du troisième genre dit d'aller des attributs aux choses, pas d'y passer directement, pas de gommer les modes infinis en particulier. Encore une fois, ce mode de connaissance porte sur les mêmes choses que celui du deuxième, ce qui ne laisse aucun doute à ce sujet.
bardamu a écrit :A un moment, à partir de E5p21, Spinoza entre dans cette pensée purement selon l'éternité. Il s'agit moins d'une pédagogie pour remplacer des idées mouvantes par des idées stables, de remplacer les affects par leurs lois de compositions, le divisé par l'union etc., il s'agit d'être dans la pensée selon l'éternité, d'être dans l'essence même de l'esprit. Nos relatives impuissances à penser selon ce mode s'effacent devant notre puissance à le faire, devant l'essence même de l'esprit plutôt que ses expressions selon tel ou tel paramètre.
L'éternité se connaît non dans les choses singulières prises en elles-mêmes, mais dans le rapport à Dieu, au Mouvement et aux lois de celui-ci. Ceci est
totalement (sans réserve ni opposition d'aucune sorte, donc) compatible avec la considération du changement.
L'âme connaît les choses sous la forme de l'éternité en tant qu'elle les rapporte à sa cause, savoir Dieu éternel, c'est tout.
bardamu a écrit :A un moment, il faut abandonner la conception selon la durée.
Cela n'annule pas l'intérêt des idées qui sont sous ce paramètre mais à quoi doivent-elles conduire ? Quel est le but si ce n'est d'avoir d'autres idées ? Quelles idées caractérisent le mieux le sage ? Les idées des choses comme passagères nous rapproche de notre puissance ou affirment notre impuissance ? L'idée de ne donner "aucune consistance propre aux choses singulières" cela donne simplement l'idée réjouissante de l'existence en Dieu (ou la Nature), par Dieu ou bien aussi l'idée attristante que nous ne sommes finalement pas grand chose ? Vaut-il mieux l'idée que l'éternité des choses singulières est limitée mais réelle ou l'idée que l'éternité des choses singulières n'est que fantomatique ?
Ce sont des ressentis personnels, pour moi. Le changement est en Dieu, point. Je vois mal ôter le Mouvement - autrement dit la vie - à Dieu, dans la joie...
Les choses singulières n'existent pas du tout en elles-mêmes. En elles-mêmes, sans Dieu, elles ne sont rien. Voilà tout. C'est au contraire un grand bonheur de saisir cette vérité : l'attachement au particulier s'évanouit pour la considération de l'éternel perceptible (ce qui est dégagé par le deuxième genre, vu intuitivement par le troisième), qui ne peut pas mourir (c'est en cela que notre âme est éternelle, et nullement selon la superstition ; c'est à l'opposé chez Spinoza en réalité.) La conscience de Dieu éternel en tout ce qui existe, y compris la mort, est la base, et à certains égards le tout même.
bardamu a écrit :Tu sembles craindre que l'affirmation d'une réalité et d'une éternité modale soit l'affirmation d'une réalité et d'une éternité par soi. Là où je mets en valeur notre puissance pour la rapprocher au plus près de la substance, pour la mettre dans une filiation directe et nécessaire, tu fais l'inverse et me semble l'éloigner quasiment jusqu'à faire de nous des fantômes.
Des phénomènes changeants, dont l'existence se distingue donc de l'essence. Mais ceci n'ôte rien à la richesse humaine, par exemple, qui concentre beaucoup de la puissance divine. La conscience de Dieu en Mouvement implique de ne pas substantialiser les choses singulières prises en elles-mêmes. Cela alors même qu'on les rapporte à la substance.
bardamu a écrit :Je crois que c'était la lutte de Louisa : faire penser toute chose autant que possible dans un sens positif, la coller à la puissance divine, à l'existence nécessaire, repousser tout ce qui, peut-être par peur d'une divinisation de l'homme, tendait à le renvoyer à l'impuissance.
Outre de nombreux problèmes de méthode concernant Louisa, l'objectif n'est pas de "positiver" au sens politiquement correct du terme : c'est de rendre compte de la réalité, de l'état d'esprit de Spinoza comme de la Nature. Rapporter à la puissance de Dieu un assassinat d'enfant précédé de diverses violences, ce n'est pas un mouvement d'une grande joie spontanée...
bardamu a écrit :Tout ceci n'est pas une question de texte, tu peux citer les mêmes que moi sans pour autant me donner l'impression d'aller dans le même sens. Il y a simplement une question d'effet provoqué par une lecture, des idées qui me viennent selon quoi ce que tu dis attriste en insistant sur les impuissances, et sans doute les idées qui te viennent que ce que je dis attriste par manque de modestie, qu'il faut insister pour qu'on ne se prenne pas pour Dieu.
Non, non. Le texte est pour moi simple, clair et sans ambiguïté globalement. Mais s'il faut absolument en passer par une analyse du texte mot à mot, allons-y...
bardamu a écrit :Quitte à ce que certains soient portés à l'excès, c'est vrai que je préfère l'excès de croire qu'on a une essence toute-puissante (quelqu'un oserait le penser ?) que celui de se prendre pour un fantôme (en espérant que pour toi nous soyons un peu plus que des fantômes...).
Je fais référence au fait que les choses singulières par nature ne possèdent pas l'essence qu'elles incarnent, qu'elles manifestent : elles glissent dans un champ d'essences éternelles. Elle n'ont aucune réalité
intrinsèque, ce qui n'est donné qu'à Dieu et au Mouvement.
Prendre conscience de cela ne fait rien perdre (de la richesse de la vie humaine par exemple) mais en revanche est une grande libération : le changement effectif, incontestable, comme le fait lui-même, sont des manifestations de la Nature éternelle, qui ne saurait être jugée en bien ou en mal. Aucune passion ne survit à la vision intuitive de cela. Seul le vrai est éternel chez l'homme, et seul l'éternel est vrai chez l'homme.
Serge
Connais-toi toi-même.