Pour tâcher de comprendre quelque chose à la question qui a donné lieu à de houleux débats, je voudrais ici vous faire part de certaines réflexions à partir de quelques textes portant sur l’épineuse, délicate et difficile question dite des modes infinis, immédiats-médiats. N’en prenez pas ombrage, mais je me suis volontairement abstenu de nommer tel ou tel des intervenants sur d’autres fils (et dont je me suis inspiré). Les traductions sont de moi, et bien sûr contestables. Et cela va sans dire, mais mieux en le disant, j’ai pu me tromper dans telle ou telle lecture, interprétation, etc., oublier ou ne pas voir tel ou tel texte, etc.
Dans les propositions 21 à 23 de Ethique I
Spinoza a écrit :21 — Toutes les conséquences nécessaires d’un attribut de Dieu devront exister toujours et infinies, autrement dit sont éternelles et infinies à travers (per) cet attribut.
22 — Toute conséquence d’un attribut de Dieu, en tant qu’il a été modifié par une modification telle qu’il existe nécessairement et infini, doit elle aussi exister nécessairement et infinie.
23 — Tout mode qui existe nécessairement et infini a dû être conséquence nécessaire ou de la nature absolue d’un attribut de Dieu ou d’un attribut modifié d’une modification qui existe nécessairement et infinie.
23 Dm — En effet un mode est en un autre par quoi il est conçu (par Df 5), c’est-à-dire (par 15) est en Dieu seul et peut être conçu par Dieu seul. Si donc un mode est conçu exister nécessairement et infini, cette double [caractéristique] doit nécessairement être conclue, ou perçue, à travers un attribut de Dieu en tant qu’il est conçu exprimer l’infinité et la nécessité d’existence, autrement dit (c’est la même chose par Df 8) l’éternité, c’est-à-dire (par Df 6 et 16) en tant qu’il est considéré absolument. Donc un mode qui existe nécessairement et infini a dû suivre de la nature absolue d’un attribut de Dieu, et ce ou immédiatement (là-dessus voir 21) ou par l’intermédiaire d’une modification qui suit de sa nature absolue, c’est-à-dire (par 22) qui existe nécessairement et infinie.
On ne peut que constater qu’il y a ambiguïté dans l’expression de Spinoza entre l’énoncé de la 23 et sa démonstration :
— dans l’énoncé, il semble opposer « suivre de la nature absolue d’un attribut » et « suivre d’un attribut modifié » ;
— dans la démonstration, il regroupe sous la même expression « suivre de la nature absolue d’un attribut » le fait d’en suivre « immédiatement » et celui d’en suivre « par l’intermédiaire d’une modification existant nécessairement et infinie ».
Toujours est-il que s’il ne parle pas de modes infinis-éternels de second rang, degré, niveau (dits traditionnellement « modes infinis médiats »), dans le Court Traité, il le fait dans son principal ouvrage, le plus systématique et le plus travaillé, l’Ethique. C’est à la lumière de l’[/quote]Ethique[/quote] qu’il faut lire le Court Traité et non l’inverse (de plus, compte tenu des difficultés éditoriales que pose ce dernier texte). Il en parle peu, soit, mais il en parle. Même s’il les utilise peu et si ces modes infinis de second rang semblent tout à fait superfétatoires et fort peu utiles à notre salut.
Spinoza fait d’ailleurs usage de la 22 dans la démonstration de la 28, pour y prouver qu’une chose particulière (= finie et ayant une existence déterminée) n’a pu être produite ni directement par la nature absolue d’un attribut de Dieu (par la 21) ni par un attribut affecté d’une façon quelconque (aliquo modo affectum), c’est-à-dire par un mode infini (il reprécise la synonymie mode-affection dans 28 Dm). Pourquoi éprouverait-il le besoin d’ajouter ce point s’il ne pensait pas que de tels modes (de second rang) existent ?
Ou alors doit-on considérer que cela donne quelque crédit à l’hypothèse selon laquelle l’usage de la 22 ici ne serait que négatif : à savoir pour servir à prouver qu’une chose singulière n’a pu suivre d’un mode infini. En d’autres termes : Spinoza aurait écrit la proposition 22 juste pour prouver que les modes finis ne peuvent être conséquences d’aucun infini, que ce soit substance-attributs ou modes ? Personnellement, j’y crois peu (notamment à cause de la lettre 64, voir plus bas), mais après tout pourquoi pas ?
En droit, d’ailleurs, comme on l’a remarqué, on ne voit pas pourquoi ces modes infinis ne continueraient pas à impliquer des conséquences infinies et éternelles, et sic in infinitum. Mais bon, on en voit peu l’intérêt, sauf à insister lourdement (ce qui n’est pas rien et n’est pas inutile à rappeler) sur le fait que de l’infini et de l’éternel, ne peut découler que de l’infini et de l’éternel. Et donc, effectivement (là-dessus tout le monde semble d’accord), en aucun cas le fini ne naît, ne découle, n’est conséquence de l’infini.
Le scolie de la proposition 28 de Ethique I
Spinoza a écrit :Cùm quaedam à Deo immediatè produci debuerunt, videlicet ea, quae ex absolutâ ejus naturâ necessariò sequuntur, et alia mediantibus his primis, quae tamen sine Deo nec esse, nec concipi possunt ; hinc sequitur I°. quod Deus sit rerum immediatè ab ipso productarum causa absolutè proxima ; non vero in suo genere, ut ajunt. Nam Dei effectûs, sine suâ causâ, nec esse, nec concipi possunt (per Prop. 15 et Coroll. Prop. 24). Sequitur II°. quod Deus non potest propriè dici causa esse remota rerum singularium, nisi forte eâ de causâ, ut scilicet has ab iis, quas immediatetè produxit, vel potius, quae ex absolutâ ejus naturâ sequuntur, distinguamus. Nam per causam remotam talem intelligimus, quae cum effectu nullo modo conjuncta est. At omnia, quae sunt, in Deo sunt, et à Deo ità dependent, ut sine ipso nec esse, nec concipi possunt.
Comme certaines choses ont dû être produites immédiatement par Dieu, à savoir celles qui suivent nécessairement de sa nature absolue, et d’autres par l’intermédiaire de ces premières, qui pourtant ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues, il suit de là : 1) que Dieu est cause absolument prochaine des choses produites immédiatement par lui, mais pas en son genre, comme on dit. Car les effets de Dieu ne peuvent sans leur cause ni être ni être conçus (par 15 et 24 C). Il suit : 2) que Dieu ne peut être dit proprement cause éloignée des choses singulières, si ce n’est peut-être pour cette cause que nous distinguions celles-ci de celles qu’il a produites immédiatement, ou plutôt qui suivent de sa nature absolue. Car par cause éloignée nous entendons celle qui n’est conjointe en aucune façon avec son effet. Or toutes les choses qui sont sont en Dieu et dépendent de Dieu de telle sorte que sans lui elles ne peuvent ni être ni être conçues.
Sur ce scolie, plusieurs questions que je me pose :
— Dès la première phrase, Spinoza affirme qu’il y a des choses produites immédiatement par Dieu et d’autres produites par l’intermédiaire de ces premières « qui pourtant ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues ».
Pour la plupart des commentateurs (Gueroult, Curley entre autres), ces choses « qu’il a produites immédiatement, ou plutôt qui suivent de sa nature absolue », désignent tous les modes infinis (qu’il y en ait un, deux, 7 893 ou une infinité de niveaux… mais tenons-nous-en à deux…), et les choses produites « par l’intermédiaire de ces premières [c’est ainsi que je traduis mediantibus his primis], qui pourtant ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues » qui sont les choses particulières (celles-ci ont été définies dans le corollaire de la 25 : « affections, ou modes, des attributs de Dieu, par lesquels les attributs de Dieu sont exprimés de manière certaine [précise] et déterminée). Me semble aller en faveur de cette interprétation le fait qu’il corrige l’expression « produites immédiatement » par « ou plutôt suivant de sa nature absolue », expression qui dans la démonstration de I 23 désigne sans ambiguïté et les choses infinies produites immédiatement et en même temps celles qui suivent de celles-ci (dites « modifiées d’une modification »).
Force est donc d’admettre qu’il y a ambiguïté sur le terme « immédiat » tel que l’emploie Spinoza.
— Ce qui me pose encore problème c’est l’expression, à propos des choses singulières, de « choses produites par l’intermédiaire de ces premières » (= celles « produites immédiatement »), expression qui a autorisé d’autres commentateurs à interpréter ces choses comme les « modes infinis médiats », ce qui semble peu plausible (à cause de l’expression juste après : « qui cependant ne peuvent sans Dieu ni être ni être conçues » et surtout à cause de ce qu’il dit plus loin dans le scolie). Il semblerait donc que les choses particulières suivraient de Dieu « par l’intermédiaire » des productions divines infinies (= modes infinis), donc qu’elles seraient elles aussi infinies et éternelles. Or nous savons que cela n’est pas. Il semble donc qu’il faille ici considérer que le terme « médiat » est lui aussi employé de manière ambiguë.
— Indépendamment de ces points, ce scolie laisse entière, semble-t-il, la question de savoir s’il existe ou non des modes infinis seconds…
Dans les lettres 63 et 64
Notons d’abord que Spinoza est toujours celui qui répond à une lettre qu’on lui a adressée. Aussi, quand on a la chance d’avoir la lettre de son correspondant, il vaut mieux aller voir ce qu’il demande à Spinoza et dans quels termes. (Soit dit en passant, cela ajoute d’ailleurs à la difficulté d’interpréter la lettre 12 sur l’infini ou la lettre à Balling, par exemple, car nous ignorons ce que Meyer ou Balling, dont Spinoza était très proche, lui ont exactement dit ou écrit.)
Voici donc l’échange :
Dans sa lettre du 25 juillet 1675, et après trois autres questions, Schuller a écrit :Quartò Exempla eorum, quae immediatè à Deo producta, et quae mediante aliqua modificatione infinita desiderarem ; Mihi videntur primi generis esse Cogitatio et Extensio, posterioris Intellectus in Cogitatione, Motus in Extensione, etc.
En quatrième lieu, je désirerais des exemples de ces choses produites immédiatement par Dieu et de celles [produites] par l’intermédiaire d’une modification infinie ; me paraissent du premier genre la Pensée et l’Etendue, et du suivant l’Entendement dans la Pensée et le Mouvement dans l’Etendue, etc.
Dans sa réponse du 29 juillet 1675, Spinoza a écrit :Denique exempla, quae petis, primi generis sunt in Cogitatione, intellectus absolutè infinitus ; in Extensione autem motus et quies ; secundi autem, facies totius Universi, quae quamvis infinitis modis variet, manet tamen semper eadem, de quo vide schol. 7. lemmatis ante prop. 14 P. II.
Enfin les exemples que vous demandez sont, du premier genre dans la Pensée, l’entendement absolument infini ; et dans l’Etendue le mouvement et repos ; et du second, la face de l’Univers total qui, bien qu’elle varie d’une infinité de façons, reste cependant toujours la même – voir à ce sujet le scolie du lemme 7 avant la proposition 14 de la partie II.
Je remarque :
— tout d’abord que Schuller se trompe (erreur que Spinoza corrige sans le faire remarquer) en considérant les attributs comme des productions de Dieu, ce qu’ils ne sont pas. Mais Spinoza donne des exemples et du premier genre et du second, ce qui signifie de toute évidence qu’il les considère et comme réels, et comme différents les uns des autres (même si cette différence n’est qu’une différence de regard porté) ;
— que, contrairement à ce qu’il fait le plus souvent dans le Court Traité, il emploie, de même que dans l’Ethique, toujours l’expression mouvement et repos (jamais mouvement seul), de même qu’il parle toujours de rapidité et lenteur ;
— que, comme le voit Misrahi (dans une note à sa traduction de l'Ethique), il n’est pas sûr du tout que le facies ne concerne que l’Etendue ; ce qui fait penser cela, c’est l’allusion que fait Spinoza au scolie de Ethique II, où il parle de la possibilité de concevoir l’ensemble infini des corps comme un unique individu étendu. Bon, mais laissons ce problème de côté pour le moment.
Le problème ici (en admettant que le facies ne concerne que l’Etendue) me semble être le suivant et tenir au rapport névralgique entre fini et infini. La démarche n’est pas du tout la même dans le scolie et dans la lettre : dans le scolie, Spinoza effectue une démarche synthétique, partant des corps les plus simples (ceux qui constituent les individus de premier niveau) pour aboutir, de proche en proche, à un individu qu’on pourrait dire infini, en d’autres termes, il part des modes finis – ou choses singulières – étendus ; au contraire dans la lettre, la démarche est inverse : il part du caractère absolu de l’attribut (à savoir son infinité et son existence nécessaire, i.e. son éternité, voir 23 Dm) pour en déduire d’abord le mouvement-repos puis le facies. Ainsi, le fait que Spinoza invoque ce scolie dans sa lettre à Schuller, où l’on ne parle que de déduction de choses infinies, me pose problème : Spinoza a assez répété (lettre 12, scolie de Ethique I 15) qu’on peut ajouter, rassembler autant de finis qu’on voudra, on n’en obtiendra jamais aucun infini. Alors… délit de facies ?