Bonjour Sinusix,
d'abord merci de votre message. Je crois qu'il m'a permis, pour la première fois, de mieux comprendre en quoi consiste pour vous l'enjeu de cette discussion. Dans ce cas, il faut d'urgence que moi-même aussi je change de méthode. Je ne sais pas encore très bien comment m'y prendre autrement, donc il se peut que la façon dont je vous réponds ci-dessous ne vous convient pas encore très bien, mais disons que "j'y travaille".
Sinusix a écrit :En premier lieu, il ne s'est pas agi d'opposer deux philosophies mais, changeant de méthode avec vous, de m'appuyer sur un large extrait d'un texte particulièrement clair, pédagogique, et à mon sens décomposant parfaitement le processus physique et psychologique en cause, afin de mieux comprendre la pensée de Spinoza sur ce point fondamental pour moi. Car, que vous le vouliez ou non (et je conteste, sans développer pour ma tranquillité provisoire d'esprit, votre vision de la philosophie développée il y a peu et de ses relations avec les sciences physiques), la puissance de l'Ethique, pour ce qui concerne les parties 3, 4 et 5, compte tenu de leur portée pratique excipée, est à analyser au regard de sa pertinence "opérationnelle" concernant notre mode de fonctionnement biologique et psychologique.
en tout cas, je crois que chacun a le droit d'organiser sa vie en fonction des idées qui lui semblent importantes et vraies, ou qui lui semblent garantir le plus de bonheur. Si vous avez trouvé un ensemble d'idées capables de vous assurer une certaine tranquillité d'esprit, c'est déjà énorme. Je n'ai aucune envie (même si mes messages précédents sans doute vous ont donnés l'impression inverse) de venir bousculer ce genre de "constructions", comme vous l'appelez ci-bas. Mon problème se trouve ailleurs: je ne peux pas accepter qu'on me demande de tenir pour vrai ce dont je n'ai pas encore compris la vérité. Par exemple, pour moi essayer de mieux comprendre Spinoza à travers une grille de lecture qui est celle de Bergson ou de la psychologie contemporaine, c'est rater très problablement la pensée spinoziste elle-même. Or en disant cela, je ne dis que ceci: pour l'instant j'ai plus d'arguments pour considérer cette idée comme étant vraie que d'arguments pro la thèse opposée, mais si je veux la vérité, alors je ne peux que souhaiter entendre davantage d'arguments qui confortent la thèse opposée.
Sinon je n'avais pas immédiatement compris qu'en citant Bergson vous étiez en train de changer de méthode (pourtant c'est vrai que c'est le cas), probablement parce que pour moi commenter Spinoza sans le citer est un exercice fort périlleux, et le danger ne devient pas moindre lorsqu'on cite d'autres philosophes. En tout cas merci d'avoir voulu essayer ce changement de méthode. Comme déjà dit, je l'essayerai moi-même aussi, mais pour moi ceci est assez nouveau, donc je n'ai pas encore trop d'idées quant à adopter une autre méthode. J'y réfléchis.
Sinusix a écrit :Ceci étant précisé, je crois que tout ce que vous dîtes sur ce point est faux et je me contenterai, par lassitude, de vous renvoyer au chapitre 5, paragraphe V (pages 108 à 110) du tome II du Spinoza de M. Guéroult, dont j'extrais le passage suivant :
La théorie physique de Spinoza fait, toutefois, justice de cette objection.
En effet, selon l'Axiome 1 (après le Lemme 3, dans le scolie de la proposition XIII), "toutes les manières dont un corps est affecté par un autre suivent de la nature du corps affecté en même temps que de celle du corps qui l'affecte". Ce qui signifie, étant donné l'identité de sequi et de causari, que le corps affecté est tout autant que le corps affectant cause de la nature de l'affection qu'il éprouve[. Il l'est même davantage selon le Corollaire 2 de la proposition 16.
je ne vois pas vraiment le lien entre ce que j'ai dit et cette citation. De prime abord, j'aurais tendance à être d'accord avec Gueroult sur ce point. En quoi serait-ce alors contradictoire avec ce que je viens de dire ... ? Mais ne vous sentez surtout pas obligé de répondre à cette question si cela ne vous convient pas.
Sinusix a écrit :Simultanément, et comme je vous l'ai déjà fait remarquer, vous me semblez confondre la réplication idée/objet fondement du monisme avec une relation causale, ce qui ne fait qu'accroitre la confusion.
de mon point de vue, pour l'instant c'est plutôt l'inverse. Je viens de vous dire que pour moi la version bergsonienne de l'idée/objet (l'idée étant la sensation, l'objet l'impression) n'est pas spinoziste précisément parce que chez lui l'objet semble causer l'idée. Or si vous dites que l'idée est une représentation ou "réplique" de l'objet, on aboutit à mon sens au même problème: si l'idée représente l'objet, alors il faut bel et bien d'abord avoir l'objet, qui ensuite cause la représentation ou l'idée. Inversement, dans votre exemple du sculpteur, l'idée causerait son objet (la statue). A mon avis, les deux sont exclus, chez Spinoza, en vertu même du parallélisme.
Sinusix a écrit :Je ne répondrai pas au reste, qui me laisse pantois, mais, en vous faisant une concession importante, je fais une ultime tentative de changement de méthode.
Je vais suivre ce conseil du Diable, certes boiteux en l'occurrence, et qui s'y connaissait, selon lequel : En renonçant à l'impossible honneur de n'avoir aucun tort, la manière la plus honnête de réparer ses erreurs est d'avoir le courage de les reconnaître.
J'admets donc votre lecture de E2D2, mais ce faisant, me retrouve, à mon âge avancé, pris au piège de devoir jeter au panier une construction qui m'a pris tant d'années (je ne jette pas Bergson ni Proust néanmoins, lesquels au moins me consolent). Je vous sais donc gré de m'aider à recoller les morceaux que voici.
supposons que mon interprétation de l'E2D2 soit vraie (ce qui est à prouver, au sens où pour l'instant ce n'est que vous, sur ce forum, qui dites que c'est le cas, les autres intervenants n'ont pas encore donné leur avis à ce sujet, donc il se peut que quelqu'un un beau jour trouve un argument qui nous permet de comprendre en quoi cette interprétation est fausse). Cela ne signifie pas encore que l'E2D2 en elle-même soit vraie! Car personne ne peut obliger qui que ce soit de comprendre ceci ou cela par le mot "essence". Par conséquent, si cette définition ne vous convient pas, si elle vous oblige de rejetter des idées fort importantes pour votre bonheur, je ne vois pas pourquoi vous devriez la tenir pour vraie, car [i]rien ne prouve que sur ce point c'est Spinoza qui a eu raison, et non pas Bergson ou Proust tels que vous les lisez. Autrement dit: à mon sens ce n'est pas parce que Spinoza a dit x que x est nécessairement vrai.
Sinusix a écrit :Selon E2Axiome2, L'humain pense (Je corrige un peu le texte pour respecter l'air du temps et ne pas me mettre en contradiction logique du fait de mon appel à vos lumières),
Or Louisa est humaine,
Donc Louisa pense.
Si Louisa pense, j'en déduis qu'à l'Essence singulière de Louisa appartient de penser. Il ne peut s'agir de la "propriété générale" de penser, qui appartiendrait à la "nature humaine" (ou à "l'hommerie", version Montaigne), comme je le défendais jusqu'ici, faute de quoi, selon E2D2, à la disparition de Louisa, que chacun souhaite repousser au plus tard, la "propriété générale" de penser disparaîtrait de la Terre, ce qui est épouvantable.
Il s'agit donc obligatoirement d'un mode singulier de la pensée, à nul autre pareil, mais alors, sans ironie aucune, je ne m'étonne pas que nous ne puissions communiquer si nos pensées distinctes n'ont rien de commun entre elles.
Mes propos ayant des conséquences absurdes, sont donc absurdes, et doivent donc trouver en Spinoza leur remise à l'endroit.
J'attends donc avec fièvre votre lumière.
je ne suis pas certaine de pouvoir vous donner la tranquillité d'esprit que vous cherchez, mais voici au moins une tentative (car nous sommes d'accord pour dire qu'avoir une telle tranquillité est très importante, dans la vie de tous les jours).
D'abord, rappelons qu'en général, les axiomes pour Spinoza sont des "notions communes", c'est-à-dire des idées de propriétés communes (n'hésitez pas à me demander des références précises si vous ne voyez pas immédiatement sur quelle(s) proposition(s) je me base). Que tout homme pense est donc une propriété commune aux hommes. En vertu de l'E2D2, il faut dire que "penser" ne peut donc constituer l'essence d'aucune chose singulière. Est-ce que cela pose problème? A mon avis non, il suffit de dire que ce qui constitue mon essence singulière, ce n'est pas le fait que je pense (cela, tout le monde le fait), mais
ce que je pense. En effet, au début de l'E3 Spinoza dit bel et bien que ce qui constitue mon essence, ce sont les idées adéquates et inadéquates qui composent mon Esprit. Donc oui, ce qui appartient à mon essence à tel ou tel moment, ce sont telles ou telles pensées précises, tels ou tels modes de la Pensée précis, et non pas le fait "abstrait" de pouvoir penser.
Est-ce que cela rend la communication entre les hommes impossibles? La question mérite d'être posée. Je crois que non, seulement il faut être extrêmement prudent, car très souvent on ne comprend qu'à moitié ce que l'autre veut dire. En tout cas, on dirait que chez Spinoza on a au moins tous la même idée des propriétés communes (puisqu'on a tous les mêmes propriétés communes, donc on en a tous la même idée adéquate). Sinon je crois qu'effectivement, le fait que parfois il y a tellement de malentendus voire de tensions sur un forum comme celui-ci, c'est sans doute parce que les mots ne communiquement que très imparfaitement les idées, à ce point que Spinoza a pu dire que la source de la majorité des controverses entre les hommes, c'est le fait qu'on associe des idées différentes aux mêmes mots (E2P47 scolie). Morale de cette histoire: il faut être prêt à reformuler beaucoup si l'on veut qu'un jour quelqu'un d'autre saisit réelleement ce qu'on essaie de dire ... .
Sinusix a écrit :Et puisque j'y suis, sur ce même sujet de l'essence singulière de Pierre, Paul, Jacques et Louisa, et en relation avec le propos plus haut concernant la capacité du corps affecté d'être cause de ...., je vais abuser, car du même coup se sont envolés des pans entiers de ce que je croyais avoir compris, et notamment de E3P4. D'après cette proposition, dixit M. Guéroult, "le mode ne diffère de la substance qu'en ce qu'il n'exclut pas, comme celle-ci, de par sa définition, un principe externe de négation. Bref, toute chose (une chose quelconque) est toujours infinie par sa cause."
je dirais: par sa cause immanente (Dieu). Mais non pas par sa cause transitive, qui n'est qu'un autre mode fini (la cause de mon existence dans un temps et un lieu précis, ce sont mes parents, deux autres modes finis).
Sinusix a écrit :Or, notre commun destin est de mourir, majoritairement, de mort faisant suite à vieillesse (pour ne pas dire naturelle). La vieillesse et les affections du corps qui lui sont associées sont-elles externes ou internes à la chose singulière que nous sommes, les progrès de la science pourraient-ils nous mener à la sempiternité post naissance ?
ah mais voici encore une excellente question!! Si la science peut augmenter notre durée de vie, dans quelle mesure cette durée appartenait-elle vraiment à notre "essence" ... ? Si demain un médicament peut faire que vous vivez 50 ans en plus, est-ce que du coup votre essence aura changé, ou est-ce que vous êtes toujours "vous-même", seulement vous vivez plus longtemps?
A mon sens, l'E3P4 nous oblige à dire que pour Spinoza, la mort vient toujours de dehors, elle a toujours une cause externe. Bien sûr, cela ne nous oblige en rien d'être d'accord avec lui. Mais supposons que demain la science découvre "le gène de la vieillesse" (ce qui me semble être peu probable, mais supposons-le un instant). La question restera toujours la même: est-ce notre génome qui définit notre essence singulière ou non? Si en changeant ce gène-là vous vivez 50 ans en plus, est-ce qu'on a changé votre essence même? Ou est-ce que votre essence est plutôt constituée de toutes vos idées, adéquates et inadéquates, indépendamment de la durée de vie que votre corps parcourt? A mon avis, la science ne nous permettra jamais de répondre à ces questions (ce sont donc des questions méta-physiques). C'est aux philosophes, aux métaphysiciens, de proposer à ce sujet un choix, et à justifier ce choix: ou bien on appelle "essence" ce qui enveloppe une durée déterminée, ou bien on appelle "essence" ce qui enveloppe une durée indéfinie (comme le propose Spinoza).
Sinusix a écrit :C'est peu dire qu'une construction est fragile et que le déplacement d'un cube met tout l'édifice en l'air.
en effet. Je crois que fréquenter des philosophes, c'est s'habituer à cela, apprendre à accepter cela, et donc ne pas identifier les constructions conceptuelles par lesquelles nous nous orientons dans la vie (et il en faut!!) à la vérité ultime. C'est apprendre à être prêt à revoir sans cesse les idées qui nous constituent. Seulement, s'il faut reconnaître son tort, je crois que ces derniers temps le mien a été de ne pas trop tenir compte de l'idée que les idées que défendent certains gens sur ce forum ne sont pas juste des idées, ou des idées "neutres", elles constituent en même temps leur essence singulière à eux. Si ceci est correcte, alors cela expliquerait pourquoi pas mal de gens se sentent personnellement ou "existentiellement" attaqués/menacés lorsque je formule quelques objections. Et alors c'est à moi d'apprendre à devenir un peu plus prudente ... . C'est en tout cas ce que votre message m'a fait penser, raison pour laquelle je tiens à vous remercier.
Sinusix a écrit :Je préfère donc penser, dans un premier temps, ne rien avoir compris plutôt que passer Spinoza au rang des souvenirs.
en ce qui me concerne, il m'est très difficile de penser que la "valeur" d'un philosophe dépendrait de l'écart ou non que sa pensée entretiendrait avec ce qu'on pense soi-même être vrai. Puis n'oublions pas, comme Durtal l'a déjà fait remarquer dans un autre fil, que c'est précisément Bergson qui a dit que tout philosophe a deux philosophies, celle de Spinoza et la sienne. Pour moi, cela signifie que l'un n'exclut absolument pas l'autre. Les philosophes donnent des perspectives différentes sur le réel, et ainsi nous ouvrent ce réel dans toutes ses facettes, dans toutes ses "possibilités". En cela ils se complètent mutuellement, plutôt que de s'exclure les unes les autres. Mais vous avez déjà dit que nous n'avons pas la même conception de la philosophie .. je ne peux que vous dire que je suis curieuse d'entendre en quoi consiste la vôtre, mais puisque vous avez dit ne pas avoir trop envie, pour l'instant, de l'expliciter, je ne vais pas insister.
Amicalement,
L.