Messagepar Miam » 04 sept. 2005, 11:27
Pourquoi chez Spinoza l’essence est-elle physique et non mathématique ? Parce que l’attribut est indivisible et éternel. Comme le montre la définition génétique, l’essence d’une chose finie est sa propre production par la synthèse de ses parties. L’essence consiste en la « loi de production » (définition génétique) de la chose dans l’existence selon le mouvement de la puissance productive de Dieu dans l’éternité des attributs indivisibles. Chaque chose est définie par la synthèse de ses parties constituantes, et celles-ci de même à l’infini (composition infinitaire) selon leur compositions et décompositions dans un devenir éternel, si bien que l’essence de chaque chose (ou sa définition génétique) exprime la production entière dans un attribut qui – on comprend bien pourquoi maintenant – demeure indivisible et éternel.
C’est ce que montre déjà l’exposé de la définition génétique dans le TRE, et ceci bien que l’exemple y soit géométrique, témoignant en cela des insuffisances de cet ouvrage par rapport à l’Ethique.
L’essence ou la définition génétique de la sphère, c’est sa production par la rotation d’un demi-cercle autour de sa base (TRE 72). L’essence de la sphère c’est, on le sait, un certain rapport de mouvement et de repos : à savoir cette rotation du demi-cercle. Toutefois cette rotation se décompose en deux rapports de mouvement distincts : d’une part la rotation du demi-cercle, d’autre part le demi-cercle lui-même qui, comme toutes les autres choses étendues, doit être un certain rapport de mouvement. A savoir ici : le demi-cercle est une partie, c’est à dire une propriété du cercle et est « engendré » (« oriri ») avec lui par la rotation centrale du compas (TRE 96). L’essence de la sphère est donc bien la synthèse de deux autres rapports de mouvement et de repos : la rotation du demi-cercle et la rotation centrale qui engendre le demi-cercle avec le cercle, puisqu’une définition génétique est celle dont toutes les propriétés de la chose « découlent immédiatement » (TRE 96).
Que le demi-cercle existe « avant » sa rotation qui constitue la sphère n’a aucune importance. L’essence est sa propre production, si bien qu’alléguer un demi-cercle et une rotation de celui-ci, c’est également alléguer deux essences ou deux productions, le demi-cercle ne se distinguant pas de sa production. Comme la définition génétique exprime la causalité immanente, c’est à dire la production éternelle de la chose, la production ne se distingue plus du produit. Cette distinction est en effet issue de l’imagination réifiante au sein d’une temporalité discontinue dans la succession. Il en résulte que :
1°) La distinction entre la cause et l’ effet, essentielle à la causalité transitive, n’a plus lieu d’être ici, où il s’agit de causalité immanente.
Que la chose totale soit la synthèse de ses parties constituantes ne veut pas dire que ces parties soient les causes de la chose totale. C’est bien plutôt l’inverse : séparé du concept de la sphère, celui de la rotation du demi-cercle est faux car ce mouvement rotatoire n’est pas une propriété déductible de l’essence du demi-cercle (TRE 72). Il faudrait alors alléguer une autre cause du mouvement rotatoire du demi-cercle, par exemple le vent et retomber ainsi dans la succession infinie des causes transitives. Toutefois, « jointe au concept de sphère ou (vel) de la cause déterminant un tel mouvement », le concept de rotation du demi-cercle devient vraie (Ibidem). C’est le concept de sphère qui, en tant que cause formelle, détermine le demi-cercle au mouvement rotatoire. C’est le tout qui détermine la synthèse de ses parties, et non l’inverse. De même, dans l’ordre des causes qui s’identifie à la puissance infinie de Dieu dans l’attribut, c’est le mode le plus complexe, d’un degré de réalité ou de perfection supérieur, qui détermine le degré inférieur à agir, et non l’inverse. C’est le tout qui est cause de ses parties constituantes, de même que le Mouvement (mode infini) est la totalité synthétique et la cause de tous les mouvements présents, passés et à venir, ou encore de même que la Nature entière du scolie du Lemme 7 est la cause de ses parties à l’instar de la figure de tout l’univers. De la sorte, la distinction cause-effet s’estompe au profit d’une causalité circulaire sans principe ni fin, où l’effet comme partie compose – ou participe à la production – de sa cause.
Une objection s’élève immédiatement : c’est que dans cet exemple, le cercle n’a pas besoin de la sphère pour être un cercle. Cependant, cette difficulté suit du caractère géométrique de l’exemple du TRE. S’agissant de la puissance du seul entendement qui sera plus tard dévolue à tout le Mental, le TRE en demeure à la considération des « choses fixes et éternelles » (TRE 101). Dépourvu d’une physique des conatus, identifiant encore l’éternité à l’immuabilité, le TRE demeure incapable de saisir les corps physiques, à savoir : les choses singulières existant en acte.
Les figures géométriques sont des êtres de raison (TRE 95 et Lettre 83). Pour le TRE, cela n’a pas grande importance parce qu’il y s’agit de présenter la causalité immanente du « concept » de la sphère par la synthèse du concept du demi-cercle et du concept de mouvement rotatoire. Bref : il s’agit des seuls concepts, bien que leur causalité soit a priori parallèle à celle de leurs objets. Aussi le mouvement rotatoire appliqué au demi-cercle n’y est-il le mouvement d’aucun corps, alors que dans l’Ethique, tout rapport de mouvement correspond à l’essence d’un corps.
La difficulté est relevée dans le TRE lui-même : les figures géométriques n’ont pas pour essence d’être en mouvement. D’une part elles ne se meuvent pas, et de la sorte elles ne sauraient « communiquer leurs mouvement selon un certain rapport » (Ethique II, Lemme 6). D’autre part et conséquemment : leur constitution ne tient pas compte des « vitesses » et des « lenteurs » qui, dans le domaine physique, sont constitutives des rapports de mouvement et de repos des corps (Scolie du Lemme 7 et Démonstration du Lemme 2). Il en résulte que dans le TRE, Spinoza doit se rabattre sur les « choses fixes et éternelles », à savoir les modes infinis et les lois cartésiennes du mouvement en tant que « concepts ». De la sorte dans le TRE, à l’inverse de l’Ethique (II 37), le Mouvement en général (comme concept, mode infini et nature simple) constitue bien l’essence de la chose (TRE 101). Tandis que dans l’Ethique, ce qui constitue un corps, ce sera l’ensemble de ses parties synthétiques – des rapports de mouvement et de repos « déterminés », qui se communiquent leurs mouvement selon un certain rapport.
Il résulte également de la définition génétique (ou de l’essence comme production de la chose) que :
2°) La distinction des essences et des existences n’a plus lieu d’être.
Dans la production infinie et éternelle qui innerve l’indivisibilité de l’attribut, l’existence s’identifie à l’actualisation de l’essence dans l’existence : c’est la persévérance dans l’être ou conatus. D’autre part l’essence s’identifie à sa production éternelle qu’exprime la définition génétique par la synthèse de ses parties. En effet chaque partie est elle-même définie par sa production, et de même les parties de ces parties, ad infinitum. Si bien que la définition génétique exprime la production totale et éternelle dans son indivisibilité : autrement dit c’est une idée adéquate qui exprime l’essence-puissance de la Substance.
Bien entendu, le TRE ne pouvait aller jusque là. Les figures géométriques ne sont pas composées infinitairement comme le sont les corps dans l’Ethique. Aussi bien, en deçà du cercle comme de toute figure simple, on peut bien régresser jusqu’au point engendrant la ligne (TRE 96 et 108, 3). Mais pas plus loin. On retombe ainsi sur la question de l’existence d’un minimum (le point), c’est à dire le problème de la divisibilité du continu que Leibniz (et non Spînoza) résoudra par les infinitésimaux. Aussi le TRE distingue-t-il encore l’ordre des essences de l’ordre des existences, d’où son échec. Ce que ne fait plus l’Ethique, sauf dans le découpage de certaines propositions qui s’assimilent ensuite.
Si d’une part l’existence est la conservation de l’essence dans la durée, et si d’autre part l’essence est la production infinie de la chose par le devenir éternel de ses parties et sous-parties de sorte à ce qu’elle existe en acte, alors non seulement l’ordre des essences ne se distingue plus de l’ordre des existences, mais l’existence elle-même participe à la production de l’essence. C’est ce qu’on a découvert avec Louisa. La vie affective est constitutive de l’essence puisque l’essence de notre Mental est constituée des idées des affections du Corps (II 11 et 13 et 15d). De même, dans le domaine corporel, les rencontres de notre Corps avec les autres corps participent à la production de notre Corps (et incidemment de tous les autres) et, par suite, à la constitution de son essence. L’essence actuelle est produite par le devenir infini de ses parties, mais elle est produite « dans l’existence ». Dieu est cause tant de l’existence des choses que de leur essence, et sa puissance de création est la même que sa puissance de conservation dans l’existence. C’est pourquoi l’essence peut s’identifier au conatus qui, pourtant, conserve l’existence dans la durée. C’est pourquoi également l’aptitude du corps à être affecté est directement identifié à sa puissance d’agir et à son essence (II 13s, 14, 39c, etc… jusqu’à V 39, 39d et 39s).
La distinction de l’essence et de l’existence naît du point de vue imaginaire d’une discontinuité spatio-temporelle des choses. Sub specie aeternitatis, c’est à dire dans l’indivisible, ces deux ne se distinguent pas. Leur distinction est une affection temporelle de l’existence. Aussi, que l’essence d’un mode fini n’enveloppe pas son existence, cela signifie seulement que ce mode existe dans la durée et possède un nombre fini de parties, de sorte qu’il n’est pas apte à être affecté par une infinité de corps à la fois.
Au niveau des modes infinis, Spinoza résout le problème en distinguant les modes infinis immédiats qui totalisent les essences dans l’éternité d’une part, et d’autre part le mode infini médiat qui totalise les existences mais varie dans une sorte de « sempiternité ». En effet l’essence des modes infinis n’enveloppe pas leur existence. Ce genre d’enveloppement est réservé à la nature naturante. Pourtant les modes infinis sont éternels (et Dieu sait si Spinoza a évolué quant à cette notion depuis le Court traité !). Il fallait donc distinguer la totalité des essences de la totalité des existences par une différence de temporalité. Et c’est ce que fait Spinoza, puisque cette distinction dépend de cette seule différence.
Une fois ceci compris, l’ontologie spinozienne peut s’expliquer en termes purement physiques : on ne distingue plus la chose de l’essence de la chose.
Tout corps est composé d’un grand nombre de parties.
Toute corps est composé infinitairement.
Tout corps est constitué par la synthèse de ses parties qui exprime sa production éternelle et infinie, autrement dit la puissance-essence de Dieu.
Tout corps est la cause-essence de ses parties-effets-propriétés.
Tout corps est un rapport de mouvement et de repos selon lequel ses parties se communiquent leurs mouvement.
Tout corps est l’effort pour conserver ce rapport.
Il résulte de tout ceci que :
Les mouvements internes d’un corps dépendent de ses mouvements externes. Autrement dit : les mouvements de ses parties changent afin de conserver un même rapport selon les mouvements externes du tout. Il en va de même lorsque le corps est affecté. Les mouvements de ses parties doivent changer à chaque instant. Il ne s’agit pas seulement de compenser un mouvement par un autre mais d’empêcher que le mouvement d’une partie dépasse une limite au delà de laquelle elle ne pourrait plus entraîner le reste du corps selon sa proportion interne de mouvement et de repos (par exemple si on vous tape sur la figure). Il ne s’agit pas seulement de transmettre un choc initial. La conservation d’un rapport de mouvement exige une certaine force de mouvement, un conatus. Si l’étendue est elle-même puissance, le mouvement provient des parties elles-mêmes. Mais d’autre part le corps communique du mouvement aux corps extérieurs et en « consomme » en quelque manière. Si bien qu’il n’y a pas deux causalités, l’une du rapport de mouvement interne, l’autre du mouvement externe. Lorsque le corps est en mouvement, c’est qu’il existe ou se conserve en tant seulement qu’il a ce mouvement. Il en est de même lorsqu’il est affecté. La nature est composée infinitairement de façon à exprimer l’indivisibilité de la puissance divine. Aussi bien : le mouvement vient du dehors, bien qu’il soit émis du dedans.
Au sein d’une nature indivisible et PAR CONSEQUENT infinitairement composée, les mouvements ne se distinguent pas des corps ou de leur conatus. Ce sont des individus-parties qui se communiquent d’un corps à l’autre : soit qu’ils conviennent totalement à ce nouveau rapport (troisième genre), soit qu’ils « dissonent » (« discrepant ») (premier genre), soit qu’ils ne conviennent que partiellement, c’est à dire décomposés en parties (notions communes du deuxième genre). La circulation des mouvements est celle des corps eux-mêmes : corps libérés par la décomposition d’un autre corps et susceptible de participer à la conservation du rapport interne d’un autre corps. Dès lors tout corps doit comme se régénérer (en matière ou en énergie-mouvement c’est tout un) pour conserver un même rapport. Les compositions et décompositions des autres corps, que l’on a saisi comme étant la production infinie dans l’attribut éternel, ne cesse pas dès que notre corps de référence existe en acte. Ses parties, les parties de ces parties, etc… se composent et se décomposent continuellement, bien qu’elles entretiennent toujours un même rapport jusqu’à la décomposition de ce dernier. L’existence n’est rien d’autre que la production éternelle de/par l’essence « sub specie durationis », c’est à dire du point de vue du mode fini..
Le schème le plus constant de toute l’Ethique est celui de la nutrition. Ses questions les plus courantes concernent la perte d’une partie du corps, l’augmentation ou la diminution de la puissance d’agir du corps, le concours des conatus dans des synthèses communes, les cas limites où un autre rapport de mouvement et de repos s’institue entre les mêmes parties d’un corps (cas du poète espagnol). Le modèle de l’ontologie spinozienne est à la fois physique et biologique (toute choc physique supposant une action-réaction). Rien moins que métaphysique ou mathématique, car l’immanence absolue ne saurait se concevoir sans innocenter le devenir tout en conférant à l’existence individuelle une responsabilité et une valeur infinie dans une dynamique de l’indivisible. L’Ethique comme super-écologie générale, en quelque sorte…
Dans le Court traité déjà, dans lequel le rapport de mouvement interne n’est encore conçu que comme une norme de variation ou comme l’amplitude d’une variation, Spinoza explore ses marges : l’excès de lenteur ou de vitesse est rapportée à l’épuisement ou à l’excitation (CT, II, Préface). L’ivrognerie est une fuite devant la tristesse et un désir vain de changer d’identité par l’expérience des limites du rapport interne (CT, II, 20, 2, note 2). Il en va de même pour la sur- ou la sous-alimentation. D’où la considération d’un cycle de mouvement et de repos, d’alimentation et de sommeil (CT II, 20). Le Court traité assimile encore la régénération au dernier genre de connaissance, mais l’interrogation sur les cas concrets conduit Spinoza à passer de la notion cartésienne de quantité de mouvement au rapport de mouvement entre les parties. Si bien que la régénération devient permanente et que la physique s’infléchit vers une bio-physique que seule l’Ethique pourra préciser à partir de la considération de la composition infinitaire dans une immanence absolue, c’est à dire indivisible.
L’Ethique allègue une notion d’adaptation (« accomodatio » IV, 4c) corrélative de l’indivisibilité. Ainsi l’image de l’eau dans le Scolie de I, 15 affirme que les corps doivent s’adapter (« aptari ») par le concours de leur conatus de façon à ce qu’il n’y ait pas de vide, de sorte qu’ils ne peuvent réellement se distinguer.
L’allégation du Mental comme idée et non comme forme du corps, exclut qu’à l’instar de la conception scolastique, le dernier soit individualisé par l’Ame.
Le Lemme 5 montre que la croissance n’est pas contradictoire avec la conservation d’un même rapport. Ce qui suppose une augmentation de la puissance d’agir malgré un rapport constant et qui détermine donc un même quantum (III Déf. 3 et Post. 1). Ce n’est plus alors le rapport interne, mais l’alimentation qui oscille entre deux limites. Ainsi en est-il de la musique, dont un seuil optimal permet à l’oreille d’exercer toutes ses capacités (IV 45, scolie). Voilà qui lie immédiatement le rapport interne de mouvement à l’aptitude du corps à être affecté et partant (ce n’est pas sans importance) au degré de distinction de l’imagination. Toute affection participe à la régénération du corps.
Le Lemme 7 montre que la conservation du corps est compatible avec le fait que ses parties se conservent tout en différant en nature. Telle est la raison de la richesse affective du corps, car une partie ne communique pas toujours le même mouvement à une autre partie : c’est la seule la communication globale des mouvements dans le corps qui importe. Cela dépasse tout modèle mécaniste. Et la vie affective, à l’instar de l’ancienne éthique grecque, s’apparente bientôt à une diététique selon le degré de puissance, ou essence, de chaque corps. De la sorte, Spinoza peut substituer les couples tristesse-joie et mélancolie-hilarité à au rapport-norme du Court traité : la mort est un minimum de puissance, la santé son maximum, au sein d’un même rapport (ou degré de puissance infinie). « Nous vivons en variation continue » (V 39, scolie) au sein d’un même degré de puissance : seul le modèle physiologique peut expliquer cela plus précisément que par quelque métaphore comme celle, deleuzienne, d’ « élasticité ». Toute la vie est cette oscillation entre la vie et la mort malgré la détermination devenue rigoureuse du rapport (qui n’est plus comme dans le CT une simple oscillation). Il en résulte que l’aveugle n’est pas privé d’une partie de son corps (cf. Lettre à Bleyenberg) : il n’est pas le même homme qu’auparavant puisque son Mental est à présent l’idée d’un Corps auquel n’appartient pas la vue : l’idée du corps n’est pas l’idée de la somme des parties du corps mais de leur synthèse. A partir de là, Spinoza s’interroge sur la nécessaire amnésie de l’enfance. Mais cette amnésie demeure partielle, car la croissance demeure compatible avec la conservation d’un même rapport. Si donc je ne me rappelle pas de mes souvenirs d’enfance comme miens, c’est que mon corps étaient constitué de parties qui ne lui appartenaient pas en propre (idées confuses), que j’ai remplacé par d’autres plus convenantes durant la croissance (IV 39 ; V 6, Scolie, à comparer avec V 39, scolie).
Pour toutes ces raisons et d’autres encore, il semble évident que le modèle spinozien n’est pas mathématique mais physico-physiologique. Et cela découle d’un immanentisme absolu qui conjugue l’indivisibilité de la nature avec la considération de la temporalité comme simple point de vue fini sur la production éternelle, c’est à dire l’auto-constitution de la Substance.
A bientôt
Miam