Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Questions et débats touchant à la conception spinozienne des premiers principes de l'existence. De l'être en tant qu'être à la philosophie de la nature.
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Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Akheloes » 06 avr. 2019, 23:29

Bonjour,

La définition de la Cause de soi est la suivante : « Par cause de soi j'entends ce dont l'essence enveloppe l'existence, autrement dit, ce dont la nature ne peut être conçue autrement qu'existante. »

Est donc Cause de soi ce qui existe et qui ne peut ne pas exister, dont l'existence est nécessaire, dont l'inexistence est impossible car contradictoire à sa nature.

Je m'interroge toutefois quant à la terminologie : "Cause de soi", est-elle une mauvaise traduction ? Car ce qui est nécessairement existant ne devrait aucunement être causé, même par soi; en ce, je le conçois plutôt comme méta-causal (par dessus toute causalité).

Merci.

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Henrique
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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Henrique » 17 avr. 2019, 18:06

Bonjour Akheloes et bienvenue ici,

Le mouvement de la boule de billard s'explique par celui de la queue et de leur contact. Autrement dit le mouvement de la queue et le contact avec la boule forment la cause du mouvement de la boule. Sans ce contact, la boule serait restée immobile. Une cause est alors ce qui fait qu'une chose est d'une certaine façon et pas autrement.

Pour tout objet singulier, on peut supposer une cause singulière, puis une cause singulière de cette cause singulière et ainsi à l'infini. Mais pour ce qui est commun à tous ces objets singuliers, il ne saurait y avoir de cause singulière. Un corps est modifié, produit ou détruit par un ou plusieurs autres corps mais qu'est-ce qui pourrait modifier, produire ou détruire l'étendue commune à tous les corps ?

Si c'était un corps singulier, ce serait donc toujours de l'étendue, autrement dit l'étendue produirait l'étendue, ce qui reviendrait à dire que l'essence de l'étendue enveloppe son existence et serait ainsi bien cause d'elle-même.

Si nous supposons quelque chose d'inétendu, une autre substance à l'origine de l'étendue, alors on tombe dans l'irrationalité, car deux objets de nature substantiellement différente ne peuvent être cause l'un de l'autre : c'est parce que la boule et la queue ont l'étendue et un certain degré de solidité en commun qu'elles peuvent entrer en contact et se communiquer une certaine quantité de mouvement.

Si nous disons que l'étendue a toujours du exister, à travers une infinité de corps et d'ondes qui sont des variations d'une seule et même réalité étendue, universelle et éternelle (qu'on n'appelle "vide" que parce qu'elle est dénuée des limites des corps qui en émergent, comme on imagine être négation de la finitude des corps, l'infinité de l'étendue alors qu'elle en est l'affirmation même), alors on peut bien dire que l'étendue est ce qui fait que l'étendue existe, autrement dit qu'elle est "causa sui", cause de soi.

Il me semble que c'est parce qu'on ne se représente la causalité qu'avec l'image d'un corps quelconque en affectant un autre qu'on comprend mal ce concept de cause de soi. On s'en tient en l'occurrence à la causalité transitive qui consiste pour un corps à transmettre une part de son énergie à un autre. Mais on ignore la causalité immanente qui ne porte pas sur le degré de mouvement ou de repos d'un corps, qui ne s'expliquera que de façon transitive. La causalité immanente d'un corps donné porte sur son essence, ce qui le fait être corps susceptible de mouvement et de repos plutôt que non-corps.

Pour tout corps fini, il y a une causalité transitive expliquant son existence. Aucun être fini n'est cause de soi, son existence ne peut s'expliquer que par l'existence d'un autre être fini. Mais son essence s'explique de façon immanente comme expression singulière de l'étendue. Quant à l'étendue qui est la substance considérée du point de vue que je qualifierais d'externe (par opposition à la pensée qui serait cette même substance considérée du point de vue interne) , son existence comme on l'a vu plus haut ne peut s'expliquer par l'existence d'autre chose qu'elle-même, elle doit donc nécessairement être cause d'elle-même.

Parler de "métacausalité" ici ne ferait me semble-t-il qu'obscurcir ce qui est très clair si on peut mettre derrière les mots utilisés précédemment uniquement ce qu'y met Spinoza.

Notes pour éclaircir les notions d'essence et d'existence (et reformulations) :
Je dirais ainsi que l'essence d'un être est sa condition de possibilité, autrement dit sa cohérence interne. L'existence est la réalisation ou simplement la réalité hors de l'entendement de ce concept. Une essence peut ainsi se concevoir comme existante ou pas. L'essence du cercle est la figure formée par un segment de droite dont une extrémité est immobile tandis que l'autre est mobile, ce qui revient à ce qu'on fait avec un compas. Le cercle peut exister sur mon cahier ou pas : il dépend pour cela de l'existence du compas dans ma trousse ainsi que du cahier et de mon intention de le tracer. Le cercle comme essence n'est ainsi qu'une possibilité d'existence mais à l'inverse, il n'y a pas de cercle existant sans essence du cercle.

Ainsi la cause du passage à l'existence du cercle est nécessairement transitive, dépendant de l'existence d'autre chose que lui-même. Mais si on considère l'étendue, la pensée ou s'il se peut d'autres attributs de la substance, ils ne peuvent être conçus que comme existants. Je ne peux pas penser que je ne pense pas. Je ne peux supposer non plus les corps que je me représente, qui certes peuvent n'être qu'imaginés, soient possibles sans qu'existe l'étendue. Et plus fondamentalement, je ne peux me représenter la pensée, cette réalité commune à toutes les représentations, sans poser par là-même son existence (mais à chacun d'essayer pour s'en convaincre) et je ne peux pensée l'étendue de même.

Mais cette existence nécessaire de l'étendue comme de la pensée, conçus comme face interne et externe d'une seule et même réalité, ne peut se comprendre que par elle-même, autrement dit par son essence. Si je dis que je ne conçois l'étendue qu'à partir des corps, je ne fais que rendre ainsi compte de l'existence de ce concept dans mon esprit, mais je n'explique pas son contenu essentiel. De la même façon, si j'explique l'infini par le fini, je n'atteins jamais l'idée d'infini comme affirmation pure de l'existence d'une essence donnée car le fini est négation partielle de cette essence mais du coup aussi affirmation partielle, imcompréhensible sans l'affirmation totale (cf. Ethique I,8).

Supposons pour tenter une synthèse imagée qu'un plan en deux dimensions soit à lui-seul la totalité de la réalité existante. Cette réalité sera alors infinie puisque rien d'extérieur ne saurait le limiter : son essence de plan pourra s'affirmer en toute liberté, sans restriction, ni contrainte. Une ligne se formant sur ce plan devra quant à elle s'expliquer par un agent extérieur à la ligne mais non par un agent extérieur au plan, faisant de cette ligne et de cet agent des expressions vivantes de la vie appartenant à ce plan. L'agent sera la cause transitive de l'existence de la ligne et le plan la cause immanente de son essence (le plan n'est pas l'essence de la ligne car si on ne peut concevoir la ligne sans le plan, on peut concevoir le plan sans la ligne, mais il en est la cause immanente) Et le plan lui-même étant dans notre hypothèse la totalité de ce qui existe et peut exister, il ne peut se rapporter à une cause transitive qui lui serait extérieure. Il doit donc exister uniquement par lui-même, autrement dit être cause de soi.
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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar SoleneAttend » 18 avr. 2019, 22:19

Si nous supposons quelque chose d'inétendu, une autre substance à l'origine de l'étendue, alors on tombe dans l'irrationalité, car deux objets de nature substantiellement différente ne peuvent être cause l'un de l'autre : c'est parce que la boule et la queue ont l'étendue et un certain degré de solidité en commun qu'elles peuvent entrer en contact et se communiquer une certaine quantité de mouvement.


Ça reste à démontrer! Ça vient de la définition 2 et de l'axiome 5 et c'est très très discutable! Et si c'est faux, tout s'écroule..

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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Akheloes » 26 avr. 2019, 12:47

Bonjour et merci Henrique,

Votre développement, il me semble, s'adresse à la question de la suffisance causale de ce que Spinoza appelait "cause de soi", il n'est nul besoin de s'attarder dessus, car je ne cherche pas à récuser cette notion, là dessus nous convergerons pour dire que Spinoza est plutôt clair (dès lors qu'on admet son cadre axiomatique).

Vous semblez toutefois supposer que je me faisais une conception approximative de la notion de "cause en soi", prise au sens réduit d'un modèle physique. Ce n'est pas le cas. Mais vos explications ayant été généreuses à cet égard, je tenais quand même à préciser que là n'est pas l'enjeu (même si je me suis fait un plaisir de vous lire sur ce).

Le point à traiter est le suivant : "cause de soi", qui, dans l'acception linguistique, devrait suggérer "ce qui se cause soi-même, qui est donc par conséquent sa propre conséquence". Or, dans la manière dont s'expliquera Spinoza, ceci introduit une déroute conceptuelle, car je crois sincèrement qu'il y a cela de dangereux à adopter des usages linguistiques qui peuvent s'opposer franchement à une compréhension claire, simple et net des concepts. Or, un objet qui est "cause de soi" est dénué de toute logique causale, puisqu'il se place en dehors d'un cadre d'usage linguistique où l'on peut le juger être cause ou conséquence. Vouloir donc conserver cette logique causale au prix de boucler la chaîne causale entre l'objet et soi-même, c'est rentrer dans une tautologie par laquelle, si je signale la relation "est cause de" par le symbole "->", revient à écrire pour un objet A :

(A est "cause de soi") équivaut à ((A -> A) et (A -> A))

Ou, si l'on voulait ne pas trop insister sur l'assertivité de la relation causale de A vers soi-même:

(A est "cause de soi") équivaut à (A -> A)


Or, c'est quelque part mettre en équivalence logique deux axiomes, le premier est (A)(à lire "A est", à comprendre dans le sens "A n'est jamais nul"), le second est (A -> A), or, tout axiome étant substantiel, le mettre en équivalence avec un autre axiome revient à dire qu'il est :
    Un faux-axiome, ce qui est absurde (ou une erreur de calcul linguistique)
    Un théorème de l'autre axiome, auquel cas il faut éliminer l'équivalence et la remplacer par une sorte d'implication
    Qu'un axiome n'est pas substantiel, ce qui mettrait en péril tout le projet Spinozite

Il convient donc à mon sens, pour la simplicité, d'opter pour une altération légère et dire "cause en soi" à la place de "cause de soi". Et ça me semble cohérent, puisque ce qui se suffit dans son existence par soi-même n'est pas causé (ni par soi-même ni par un objet extérieur). Et puis, ça semble conserver l'édifice spinoziste intact (du moins à ce qui me semble ,si c'est pas le cas, c'est un autre problème à régler alors !).

Excellente journée !

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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar SoleneAttend » 23 mai 2019, 23:14

Bonjour,

Oui j'avoue que j'ai du mal à comprendre, ou alors cela me dépasse. Quelque chose cause de soi cela devrait se causer en permanence : A donne A donne A donne A... c'est une boucle infinie. La graine entraîne la pousse qui entraîne la plante donnerait la graine entraîne la graine qui entraîne la graine... et tout serait figé. De plus l'existence d'une substance me paraît incertaine. Ce n'est pas parce que les apparences paraissent substantielles qu'elles le sont. Car c'est notre esprit qui perçoit les objets, on ne connaît rien de la chose en soi. De plus si on admet l'existence d'une particule élémentaire de substance, a-t-elle une dimension? Si oui alors de quoi est faite cette particule? D'un amas de substance plus petite? Alors elle n'est pas élémentaire. Et si non, alors toute la substance peut être amasser en un point.

Merci à vous pour le débat!

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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Henrique » 30 mai 2019, 11:02

SoleneAttend a écrit :
Si nous supposons quelque chose d'inétendu, une autre substance à l'origine de l'étendue, alors on tombe dans l'irrationalité, car deux objets de nature substantiellement différente ne peuvent être cause l'un de l'autre : c'est parce que la boule et la queue ont l'étendue et un certain degré de solidité en commun qu'elles peuvent entrer en contact et se communiquer une certaine quantité de mouvement.


Ça reste à démontrer! Ça vient de la définition 2 et de l'axiome 5 et c'est très très discutable! Et si c'est faux, tout s'écroule..


La définition 2 de la partie 1 ?
Quant à l'axiome 5 de cette même partie, il dit en effet :
"Les choses qui n'ont entre elles rien de commun ne peuvent se concevoir l'une par l'autre, ou en d'autres termes, le concept de l'une n'enveloppe pas le concept de l'autre. "
La charge de la preuve revient ici à celui qui conteste cette affirmation.
Notez qu'Oldenburg avait cité l'exemple du rapport entre Dieu et ses créatures, en partant du présupposé qu'ils seraient de nature différente, Spinoza y répond ici : http://spinozaetnous.org/wiki/Lettre_4
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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Henrique » 30 mai 2019, 13:29

A Akheloes et SoleneAttend,
C'est bien d'une cause de soi, "per se concipitur" comme le dira la suite, dont il s'agit et non "en soi" (in se). Vous pouvez penser que Spinoza se trompe, mais une traduction ne peut corriger la pensée d'un auteur à sa place. Si Spinoza dit "id ex earum imbecillitate oriri videbimus" on ne peut traduire cela par "nous voyons que leur exclusion (celle des femmes, du droit de gouverner) est une suite de leur bonté". On ne peut traduire imbecilitas par bonté sous prétexte qu'on n'est pas d'accord avec l'idée que les femmes seraient faibles par rapport aux hommes ou encore avec la théorie du droit du plus fort que Spinoza semble admettre.

Mais pour en revenir à la question ontologique et épistémologique abordée ici, il me semble que le problème de logique causale que vous croyez voir vient de ce que vous réduisez la causalité à la causalité transitive, comme j'avais essayé de l'expliquer précédemment et à quoi vous ne me semblez pas du tout répondre.

C'est un peu comme si vous disiez "le concept de mammifère marin n'a pas de sens puisque tous les mammifères ont des pattes et non des nageoires comme les poissons".

Quant aux questions d'inspiration kantienne voire positiviste de SolenneAttend à partir de "de plus l'existence d'une substance...", elles sortent du sujet de la meilleure traduction possible de "causa sui" et du sens de cette notion, même si elles sont liées. Cela mériterait donc un nouveau sujet quoique la question de la connaissance des choses en elles-mêmes a déjà passablement été traitée ailleurs.

Pour revenir au sujet et peut-être répondre indirectment à SolenneAttend, je vous demanderai donc à partir de quoi objectivement formez vous la notion d'étendue ? A partir de ce qui est commun à tous les corps, quels que soient le nombre de leurs dimensions ? Mais ce qui est commun à tous les corps est justement l'étendue. Pouvez vous concevoir des corps sans étendue ? Moi non, mais vous pouvez toujours essayer d'expliquer ce que serait un corps inétendu. Pouvez vous concevoir une étendue indéterminée sans limite précise (sans pour autant avoir à être incorporelle) ? Moi oui, j'ai tendance à appeler ça le vide, il s'agirait plutôt de ce que Einstein a appelé champ ; mais peu importe ce qu'il en est physiquement ici, il m'est facile de concevoir une étendue sans corps particulier. Conclusion : je conçois l'étendue à partir de l'étendue et de rien d'autre objectivement et je conçois tout corps comme modification de cette étendue. Ainsi, l'étendue qui est infinie, absolue, autosuffisante, immuable, indestructible mais aussi cause de soi, autrement dit produite par elle-même de toute éternité, est bien un attribut de la substance : une façon possible pour l'entendement de se représenter l'essence de la substance.

Après, on me demandera probablement comment on passe du concept à l'être, mais c'est encore un autre sujet, celui du passage des idées adéquates aux idées vraies. L'important pour le moment est d'entrevoir que le concept d'être cause de soi, autrement dit d'être dont l'existence s'explique non pas en raison de l'existence d'un autre être mais en raison de sa seule essence, n'a rien d'inconcevable ou d'illogique.
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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar SoleneAttend » 31 mai 2019, 23:53

Merci Henrique pour ta réponse détaillée.

Je pense pouvoir répondre à ta question de manière indirecte aussi. Je dirais simplement que rien ne prouve l'existence de l'étendue. Quand on rêve la nuit on est dans un monde semble-t-il étendu. On marche sur un sol, on parle à des gens, on touche des objets ayant semble-t-il une étendue. Et pourtant...

De plus cela me gêne de parler d'un corps ou de corps, ca me semble être réifier la réalité. On fige le tout à un instant t et ensuite on découpe le tout en morceaux. La realite ne peut pas être figée et aucun corps n'est semblable à lui-même d'un instant à l'autre, alors le découpage me semble arbitraire, et aucun découpage n'est valide.

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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar SamJo » 07 juin 2019, 01:08

Je livre ceci à votre réflexion, une attestation de Maître Eckhart :
… je suis cause de moi-même selon mon être qui est éternel, mais non pas selon mon devenir qui est temporel. C’est pourquoi je suis non-né et selon mon mode non-né je ne puis plus jamais mourir. Selon mon mode non-né, j’ai été éternellement, je suis maintenant et je demeurerai éternellement. Ce que je suis selon ma nativité doit mourir et s’anéantira, car cela est mortel et doit se corrompre avec le temps. Mais dans ma naissance naquirent toutes choses ; ici je fus cause de moi-même et de toutes choses. Si je l’avais voulu alors, je ne serais pas et le monde entier ne serait pas ; et, si je n’étais pas, Dieu ne serait pas non plus ; que Dieu soit Dieu, j’en suis une cause. Si je n’étais pas, Dieu ne serait pas Dieu.
… Il n’est pas nécessaire de savoir cela... Un grand maître dit que sa percée est plus noble que sa sortie. C’est vrai. Lorsque je sortis de Dieu, toutes les choses dirent : Dieu est. Et cela ne peut me rendre bienheureux, car par là je me reconnais créature. Mais dans la percée où je suis libéré de ma propre volonté, libre même de la volonté de Dieu, de toutes ses opérations et de Dieu Lui-même, là je suis au-dessus de toutes les créatures ; et je ne suis ni Dieu ni créature, mais je suis ce que j’étais et ce que je demeurerai maintenant et à tout jamais. Là je reçois en moi une impression qui doit m’élever au-dessus de tous les anges. Dans cette impression je reçois une si grande richesse que Dieu ne peut me suffire avec tout ce qu’Il est comme Dieu, ni avec toutes ses opérations divines ; car dans cette percée je reçois ceci : Que Dieu et moi sommes un. Là je suis ce que j’étais et là je ne crois ni ne décrois, car là je suis une cause immobile, qui fait mouvoir toutes choses… (trad. de Libera)
Au final ? Une attestation, comme je l’ai écrit au tout début : non pas une métaphysique au sens d’une réflexion sur un au-delà, mais d’une réflection d’un au-delà éprouvée par Maître Eckhart au plus intime de lui-même, dans les conditions de son existence, personnelle, telle un miroir qui éclaire un principe premier culbutant radicalement toute notion, dont ceux comme Maître Eckhart (on pourrait citer Ibn Arabi : « tu es Lui et tu n’es pas Lui », Plotin également parmi d’autres références possibles, de tous lieux et tous temps mais excessivement rares finalement) ne peuvent rendre compte qu’à mots couverts, étant donné qu’il s’agit d’une vérité littéralement et littérairement inouïe, irrecevable par la culture et la mentalité commune même les plus fines. Cette vérité qu’on peut appeler un secret, étant totalement occultée dans l’épreuve existentielle commune par l’empirisme par lequel chacun se laisse sidérer, est une pure lumière : une vérité qui... n’est aucune vérité ! Comprenne qui pourra : quoi que je vive, je le conçois d’abord, au sein de moi-même, je l’enfante de mon propre esprit, moi-même en moi, principe premier sans cause ni but, qui est mon âme même ; le monde est là une création, issue de moi-même au sens d’une conjonction de ce principe ET de la personne que je suis totalement, l’un ET l’autre, également, même en différence par laquelle est rendue possible la connaissance... de moi-même au sens ultime, absolu du terme, identique mais non égal à moi, personne déterminée.

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Re: Cause de soi, une mauvaise traduction ?

Messagepar Henrique » 08 juin 2019, 18:47

SoleneAttend a écrit :Je pense pouvoir répondre à ta question de manière indirecte aussi. Je dirais simplement que rien ne prouve l'existence de l'étendue. Quand on rêve la nuit on est dans un monde semble-t-il étendu. On marche sur un sol, on parle à des gens, on touche des objets ayant semble-t-il une étendue. Et pourtant...


Si des affirmations extraordinaires requièrent des preuves extraordinaires, des négations extraordinaires en demandent aussi il me semble.
Face à l'évidence intuitive de l'étendue du corps vivant que je ressens immédiatement ainsi que celle de tous les corps que je ne pourrais percevoir par mon corps s'ils n'étaient étendus, la charge de la preuve de la possibilité de l'absence de longueur, de largeur etc. de tous ces objets que je perçois pourtant comme étendus incombe à celui qui en doute.
Ensuite, qu'on doute de l'existence de l'étendue ou pas ici ne change rien à l'essentiel de l'argument que j'ai développée : à savoir qu'on ne saurait lui assigner de limite : seul un corps limite un autre corps (ma pensée que votre ordinateur se colore en rose ne change rien aux propriétés physico-chimique qui contribuent à donner l'impression de sa couleur) mais l'étendue commune à tous les corps ne se limite pas elle-même. Autrement dit notre idée de l'étendue est l'idée d'un étant absolument infini. Or ce qui est absolument infini ne peut exister en raison d'une autre cause que soi-même.

SoleneAttend a écrit :De plus cela me gêne de parler d'un corps ou de corps, ca me semble être réifier la réalité. On fige le tout à un instant t et ensuite on découpe le tout en morceaux. La realite ne peut pas être figée et aucun corps n'est semblable à lui-même d'un instant à l'autre, alors le découpage me semble arbitraire, et aucun découpage n'est valide.


Nier l'existence des corps est encore plus extraordinaire que nier l'étendue. Mêmes remarques donc.
Ensuite Spinoza ne dit pas qu'un corps donné pourrait être absolument identique à lui-même d'un moment à un autre de sa durée ; au contraire, seule la substance, considérée sous l'angle de l'étendue ou celui de la pensée, est absolument identique à elle-même d'un moment à un autre de la durée, à tel point que parler de continuation de son existence, i.e. de durée n'a pas grand sens. La seule chose qui demeure rigoureusement dans un corps, du début à la fin de son existence, est son effort de persévérer dans son être, mais précisément, cet être ne cesse de changer.
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