Vous avez eu l'amabilité de vous étendre sur un fondement de l'ontologie spinoziste, son caractère immanentiste.
Je souhaiterais revenir sur ce dont nous avions discuté ici, quitte à ratisser assez large et quitte à me perdre...
Alors que je tâche aussi d'approfondir mes connaissances en matière d'ontologie juive, il m'importait de pouvoir comparer les deux systèmes de pensée, car chacun revendique une certaine exclusivité, et il m'est assez frustrant d'avoir à me contenter de les envisager parallèlement, sans confrontation.
Vos réponses m'y ont aidé, et en particulier par ce qui suit.
Je vais tenter d'expliciter les quelques distinctions auxquelles je suis parvenu, mais vous précise d'emblée que cela revient rapidement à se heurter à une difficulté de taille : à l'instar de l'ontologie spinoziste, l'ontologie juive connaît son propre vocabulaire, qui plus est souvent intraduisible en français. Pour exemple, nous y avons peut-être une cinquantaine de termes hébraïques rendus en français, faute de recourir systématiquement à des périphrases démesurées, par "Dieu", mais qui, dans leur acception originale, ne sont en rien interchangeables, et ce au risque de n'y plus rien comprendre. Vous m'excuserez donc au passage si, à côté de vos connaissances latines, vous voyez poindre, par la lecture de ce message, l'éventualité furtive de parfaire aussi votre hébreu...
En outre, je vous prie de lire ce qui suit sans préjugé préalable, notamment au regard de ce que vous penseriez des théologies chrétiennes qu'il n'est pas fondé d'assimiler par principe aux juives, c'est-à-dire à celles qui surent s'inspirer, et exclusivement, de sources juives. Et pour tout dire, j'ignore s'il existe, dans le christianisme, bien au-delà des images d’Épinal bibliques, de véritables corpus d'ontologie comparables à la Kabbale.
Enfin, parce que le judaïsme est lui-même hétéroclite, notez que j'entends ici par "ontologie juive" celle que développa Isaac Louria (aussi connu comme le "Ari Zal"), et qui fut elle-même développée par les diverses branches du 'Hassidisme.
Henrique a écrit :La première partie de la démonstration, sur le fait que Dieu est cause de toutes choses, est facile à comprendre il me semble ; la seconde, sur le caractère immanent de cette causalité, un peu moins je pense. Mais il suffit de voir que si Dieu était cause transitive, et donc transcendante, les choses seraient extérieures à Dieu et non de simples modes de celui-ci. Si donc les effets la causalité divine lui étaient extérieurs, ils ne dépendraient plus de lui. Alors soit ce seraient des substances, soit des modes d'une autre substance. Mais si c'était les modes d'une autre substance, Dieu ne serait pas cause de tout. Ce devrait donc être des substances. C'est au passage la représentation commune dans la croyance religieuse, dont découle aussi la croyance au libre arbitre, notamment quand une chose créée est capable de conscience de soi. Mais c'est absurde : si les choses produites par Dieu étaient des substances, elles ne pourraient être produites, puisqu'une substance est ce qui doit se concevoir par soi. Comme il n'y a qu'une seule substance, tout ce qui existe n'est qu'une façon d'être de Dieu, jamais des êtres sur lesquels il agirait ou non, à distance, extérieurement.
Henrique a écrit :Il me semble que c'est assez simple : on peut concevoir une transcendance entre le peintre et sa peinture comme, dans la théologie chrétienne classique, entre un Dieu créateur et sa créature, mais si le principe d'existence d'un être n'est pas externe mais interne, comme chez Spinoza, il y a immanence. Dire que les êtres naturels finis sont des façons d'être d'une seule substance, qu'on appelle Dieu, et qui est infini, n'est pas introduire une transcendance car il n'y a pas d'opposition absolue entre le fini et l'infini. Le fini, comme le rappelle E1D8, scol. 1 est affirmation partielle tandis que l'infini est affirmation totale. Le fini n'est donc qu'une partie de l'infini ou mieux un degré de l'infini. En ce sens, l'infini ne transcende pas le fini mais l'enveloppe et constitue l'essentiel de son être : l'affirmation de soi.
Une première rupture déjà capitale.
Devant ce qu'expriment les deux locutions désignant, à une nuance près, l'infinité même de Dieu ["Or Ein Sof" (littéralement, "lumière sans fin") et "Ein Sof" ("sans fin")], le monde se retrouve par contraste comme "dissout", "annulé". La métaphore du rayon de lumière, indiscernable au sein de la source lumineuse elle-même, est souvent employée pour illustrer cette idée.
De là, il ne peut être question d'assimiler cette expression paroxysmique de Dieu à la Nature, et notamment à ce que nous en percevons, nous-mêmes compris.
À ce stade, en effet, l'opacité demeure totale.
Contrairement à Spinoza, pour qui la Nature est l'expression directe de l'essence infinie de Dieu, le monde, les êtres qui le peuplent, la "Nature" en somme, aussi "infinie" serait-elle, n'est que la conséquence de ce que je rendrais par un amoindrissement d'un à-côté de son essence, un amoindrissent d'un à-côté de Ein Sof.
Cette idée est déduite d'un psaume, édictant : "car avec toi ("imekha") est la source de vie". Par rapport à l'absolu, cette "source de vie" et tout ce qu'elle engendre n'est qu'un à-côté, n'altérant en rien (ni positivement, ni négativement) l'absolu lui-même.
Et c'est pourtant depuis cette "source" que naissent "transcendance" et "immanence", à savoir, ce qui nous y relie. L'on s'attèle donc au fil de notre étude à retracer le chemin opérant un tel lien, car, vous le voyez, ça ne semble pas gagné.
Où et comment situer "immanence" et "transcendance" depuis cet absolu absolument abouti, autonome, que désigne "Ein Sof" (et, dans une moindre mesure, "Or Ein Sof") ? La difficulté est finalement là.
1) Où
Il me semble qu'en première approximation, nous pourrions assimiler à "immanence" les lois qui régissent le monde, la nature (lois de cause à effet... etc.)
Quant à la transcendance, nous pourrions lui assimiler la perspective de soupçonner, au sein même de ce cadre "immanent", l'existence d'une réalité surplombante ("surplombant" : traduction littérale du terme hébraïque se référant à la "transcendance"). Dans ce cadre, et en me référant à ce que nous abordons dans un autre sujet ("Béatitude et histoire"), la transcendance peut être conçue comme justifiant le perfectionnement mis en oeuvre au sein de l'immanence, immanence visant, par ce perfectionnement, à s'approcher de ce qui, d'une manière essentielle, l'abreuve.
On pourrait ajouter que la dialectique entre "transcendance" et "immanence", loin de n'être le reflet que de deux "niveaux" superposés figés, est à concevoir dynamiquement à tous les niveaux de toute progression.
2) Comment
Soit, donc, ce point de départ : un absolu immuable, parfait, autonome, n'entrant dans le cadre d'aucune relativisation (et face auquel, à ce titre, "immanence" et "transcendance" ne font figure que de catégorisations dérisoires).
Cet absolu est l'essence infinie elle-même.
Si l'on accepte de se la figurer comme étant une source jaillissante, supposons une "dérivation" qui parviendrait à s'en approprier quelques éclats. Depuis cette dérivation, dont l'infime "captation" n'affecte aucunement la source elle-même, nous avons de quoi constituer ce qui, pour nous, relève déjà de "l'ultime".
Pour poursuivre en route ma comparaison : peut-être est-ce ici, voire en aval, que l'on doit situer "la substance infinie de Spinoza", simple épiphénomène dérivatif au regard de l'infini primordial que constitue Ein Sof.
Au fur et à mesure d'épaississements consécutifs ("tsimtsoumim"), s'opérant par l'intermédiaire d'entités (les "séphirot") que l'on concevra dans la métaphore précédente comme des "résistances", dont chacune aura des propriétés propres, nous en viendrons à entrevoir deux conséquences : 1) la possibilité pour ce qui aurait été, rapporté en amont, indiscernable, d'émerger distinctement en aval ; 2) jusqu'à la possibilité d'une impression d'autonomie, pour des êtres aptes aux questionnements, vis-à-vis de ce qu'était la source originelle.
Henrique a écrit :Mais il suffit de voir que si Dieu était cause transitive, et donc transcendante, les choses seraient extérieures à Dieu et non de simples modes de celui-ci. Si donc les effets la causalité divine lui étaient extérieurs, ils ne dépendraient plus de lui.
Selon ce que j'ai tenté de vous décrire plus haut, cela est en fait plus subtil : les choses semblent extérieures à Dieu, en ce sens qu'elles sont littéralement insignifiantes, pour ne pas dire "rien", au regard de ce qu'est Dieu entendu comme essence infinie.
Et pourtant, de par le "cheminement ontologique" ayant permis la constitution d'un tel schéma, il reste quelque chose d'un lien entre Dieu et la Nature ; mais encore s'avère-t-il crucial de chercher à le débusquer pour prétendre le débusquer.
En ce dernier point, le judaïsme me paraît un bien précieux. Il n'est pas question de récuser a priori toute possibilité de perfection, ou, pire ?, toute réalité de type essentiel mais, au contraire, en postulant leur existence on ne peut plus dense, il s'impose l'impératif de s'adonner autant que l'on le peut à leur recherche.
Pour m'éloigner un peu (quoique...), c'est d'ailleurs ainsi, en deux mots, que je conçois à l'heure qu'il est le fond même de l'énigmatique "condition juive", menant vers une sorte de devoir de poursuivre toujours telles recherches, c'est-à-dire tels dépassement, devrait-ce in fine s'avérer illusoire.
De là à établir un lien avec la judaïté de Spinoza et de bien d'autres..., je reconnais que c'est une autre histoire.
Henrique a écrit :Quant à ce que vous semblez suggérer avec les sephirots ou les chakras, il y aurait si je comprends bien une matière grossière qui serait animée, vitalisée par ces centres d'énergie en contact avec une divinité transcendante. C'est une perspective dualiste qui correspond à la philosophie hindoue dite samkhya encore qu'il y ait eu semble-t-il des évolutions non-dualistes de cette école. Il y aurait une matière première de nature féminine animée par un principe masculin de nature spirituelle. Il n'y a bien sûr rien de tel chez Spinoza qui pose une seule substance faisant notamment du masculin et du féminin, ou encore de la matière et de l'esprit, de simples modalités d'un seul et même être.
Petite rectification technique : au sein même des séphirot, il en est des "masculines" et des "féminines"... et ces caractéristiques elles-mêmes sont "mouvantes" suivant les schémas que l'on suit, car il y en a plusieurs.
La distinction ne s'opère pas entre la spiritualité et la matière (les séphirot pouvant être conçues comme des concepts, relevant à ce titre de "l'infrastructure spirituelle"), mais au niveau des propriétés intrinsèques de chaque "séphira" (singulier de "séphirot").
Henrique a écrit :Il faudra que j'aille voir le contexte. Mais ici il est bien question de "quelques uns des kabbalistes" et non de tous.
Mais à quoi bon une telle affirmation si l'on cherche davantage à viser "quelques individus" que l'étude de ce à quoi on les associe ? Spinoza aurait-il cru utile de nous apprendre que, partout, il peut y avoir des "charlantans" ?
Si Spinoza avait eu accès à l'ontologie juive elle-même (ce qui, pour bien des raisons, n'était pas acquis), je suis certain qu'il aurait discuté de certaines des notions qu'elle véhicule. Et, je suis assez naïf pour le penser (et le répéter) : le dialogue n'aurait pu être que passionnant.
Henrique a écrit :Ce ne sont pas les hommes qui pensent, ils ne sont pas des substances. C'est la substance qui fait qu'ils pensent. D'ailleurs n'avez vous jamais remarqué que vous n'avez jamais eu à apprendre à penser et que c'est quelque chose qui se fait le plus souvent sans même votre illusion de contrôle.
L'on pourrait toujours répondre que la phylogenèse l'a "appris" avant vous et moi, pour vous et moi.
Henrique a écrit :La pensée au sens large (pas seulement la pensée rationnelle et abstraite) appartient à la substance parce que rien a priori ne permet de la limiter (seule des pensées se limitent les unes, les autres).
"Seules des pensées se limitent les unes les autres" : pourquoi n'est-ce pas suffisant pour affirmer ce que vous cherchiez à démentir, à savoir que "rien a priori ne permet de limiter la pensée" ?
J'ignore pour ma part si la pensée humaine est limitée ; je sais simplement que, le cas échéant, l'on n'en a pas encore atteint les limites.
Henrique a écrit :Si donc c'est la substance divine qui est pensante, rien n'interdit de concevoir que pour chaque corps ou individu, il y a une idée qui lui correspond, autrement dit ce que Spinoza appelle un mental (mens). D'ailleurs aussi vous pouvez constater que la conscience d'exister vous est venue naturellement et non à la suite d'un apprentissage de votre part.
Des quelques rares et vagues repères que j'ai en psychologie cognitive (versant : "développement"), je crois savoir que cela n'est pas aussi tranché que vous semblez le penser. J'ignore comment se construit la conscience que nous avons de nous-mêmes, et peut-être est-ce dû au développement de notre mémoire, non encore suffisant durant les phases de constitution de notre conscience pour nous permettre de nous en souvenir à un âge où l'on est en mesure de se poser ces questions.
Le débat entre "inné" et "acquis" semble battre son plein à tous les niveaux de la cognition (langage, sens... etc.) et donc, forcément, au niveau du thème quasi-"final" de la conscience.
Je noterais pour conclure qu'un apprentissage de type automatique n'exclurait pour autant la possibilité que prévale l'acquis (l'on pourrait parler d'acquis "automatique").
Je vous remercie