Désolé d'avoir tant tardé à te répondre. En règle générale, la vitesse de ma réponse est inversement proportionnelle à la longueur du message auquel il faut répondre.
Louisa a écrit :
peut-être que les philosophes ne s'adressent pas avant tout aux historiens de la philosophie, mais aux philosophes tout court? Si oui, et si philosopher est, comme le définissait Platon, mettre sa pensée en mouvement (et non pas développer les certitudes qu'on croit toujours déjà posséder), alors j'avoue ne pas vraiment voir où se trouve le problème.
Les choses seraient tellement plus simples si à un seul mot correspondait une seule définition. Au contraire, dans les dictionnaires de philosophie, on trouve de multiples définitions pour des mots importants.
Enfin, j'imagine qu'on ne peut rien y faire. Effectivement, un philosophe n'écrit pas (principalement) pour les lecteurs du futur, mais pour les lecteurs de son temps.
Alexandre VI a écrit :
Dire que l'infini est égal à une partie de lui-même, c'est un paradoxe de ce genre qui me fait rejeter la possibilité d'un infini quantitatif.
En quoi serait-ce un paradoxe?
Parce que l'infini serait à la fois plus grand et égal à sa partie. C'est une contradiction patente.
pourtant l'infini quantitatif est parfaitement individualisé. Il est tout sauf indéfini. La durée de ma vie, au contraire, est finie, mais en même temps indéfinie (d'un point de vue spinoziste, bien sûr).
Comment l'infini serait-il indivualisé si on ne peut préciser où il commence et où il se termine? Être un individu, c'est être déterminé. Être infini, c'est être indéterminé.
en disant cela tu demandes aux ensembles infinis d'être autre chose encore que ce qu'ils sont, de référer à autre chose encore. Dans le spinozisme cela n'est pas le cas. L'attribut de la Pensée, par exemple, est infini, mais ne réfère à rien. Il est réel en tant que tel, en lui-même. Il possède même une réalité infini (infini en son genre, bien entendu). Idem en ce qui concerne les autres attributs.
Je ne comprends pas exactement ce que signifie «infini en son genre», mais cela ne m'apparaît pas moins contradictoire que l'infini tout court...
dans le spinozisme cela signifie: ne pas être "limité" par autre chose en son genre. Ou, si tu veux, être le seul dans son genre. C'est pourquoi il peut y exister des "modes infinis": l'entendement de Dieu, par exemple, qui est à la fois une idée (= mode, produit par l'attribut de la Pensée) et infini puisqu'il n'y a pas un autre entendement qui le délimite, qui en désigne les bornes (là où mon corps par exemple est "délimité" ou borné par d'autres corps). L'attribut de l'Etendue n'est pas borné, au sens où si nous prenons l'ensemble de tout ce qui est étendu, nous ne pouvons pas par la suite découvrir autre chose qui est de l'ordre de l'étendu et qui ferait que cet attribut n'est pas en lui seul toute l'étendue.
On pourrait penser à la fameuse question des "frontières" de l'univers: l'univers est-il fini ou borné? Si quelque chose le délimité, c'est qu'il y a autre chose encore, au-delà des frontières de l'univers. Or par "univers", justement, nous désignons tout ce qui existe. Ainsi faut-il supposer nécessairement que l'univers n'est pas borné par autre chose, mais est tout ce qui est.
Pour moi ce qui est limité n'est pas nécessairement limité par quelque chose d'extérieur. On est plutôt limité fondamentalement parce que c'est la condition nécessaire pour avoir une existence, pour être «quelque chose» de réel, un individu.
et pourquoi la matière ne serait-elle pas, elle aussi, parfaite?
Si la matière était parfaite, il me semble que nous serions, nous être matériels, parfaits, sans défaut, complètement heureux.
Je trouve assez amusant que les anciens gnostiques considéraient le monde comme mauvais alors que tu sembles considérer la matière comme parfaite. Je veux dire, comment un même fait peut-il donner lieu à des interprétations aussi opposées?
La conception spinoziste de la res singularis me rappelle un peu les tourbillons de Descartes.
en quel sens?
Parce que dans un tourbillon en mouvement, le rapport entre les parties reste identique.
je ne suis pas tout à fait certaine de te comprendre. Comment décrirais-tu l'individu en distinguant substance et mode? Et en vue de quelle fin cette distinction serait-elle féconde?
La distinction substance-mode (ou substance-accident) est une voie moyenne entre Héraclite et Parménide. Il y a du changement, mais aussi de la permanence. Ce qui se transforme ne change pas nécessairement d'identité, mais peut changer superficiellement. Et c'est cela que nous dit le sens commun. Le problème par contre est qu'on ne sait pas trop comment distinguer changement substantiel et changement accidentel (superficiel), sauf si on prend des points de repère arbitraires et anthropomorphiques, comme la mort d'un être vivant.
Pour Spinoza, chaque corps composé est un Individu. Cela signifie qu'il se caractérise par un rapport de mouvement et de repos précis. Les entités qui le composent (étant à leur tour elles-mêmes des Individus) "expriment" ce rapport pendant un certain temps. Puis ces Individus/corps peuvent quitter le Corps de l'Individu; aussi longtemps qu'ils sont remplacés par d'autres corps qui effectuent ou expriment entre eux le même rapport, ils expriment le même Individu.
On peut dire ça, je crois, en posant que ce rapport qui se maintient correspond à la substance, alors que les changements par ailleurs sont accidentels.
pour les matérialistes, la vie de l'homme se termine quand le Corps meurt, pour Spinoza non, puisque toute essence est éternelle. Quelque chose de l'Esprit (sa partie éternelle) subsiste après la mort.
Cela est crucial, car c'est ce qui permet à l'homme de considérer les choses sub specie aeternitatis, du point de vue de l'éternel, et sans ce point de vue, aucun Salut ni Béatitude n'est possible.
Oui ou non Spinoza croit-il en l'immortalité de l'âme? Selon Henrique, non. S'il n'y croit pas, quel sens cela a-t-il de dire que nous sommes éternels? Je suis éternel en ce sens que je réalise une manière d'être possible de la nature humaine, et cette manière d'être en soi est intemporelle. Mais de dire cela, ça n'apporte aucun consolation existentielle.
on peut être matérialiste ou idéaliste, dès que l'on est déterministe, on est obligé de définir la liberté autrement que par l'indétermination. Mais pas tous les idéalistes (et pas non plus tous les matérialistes) ont postulé un déterminisme. On peut également être idéaliste et postuler le libre arbitre. Par conséquent, je ne vois pas très bien en quoi le fait d'être déterministe impliquerait déjà un matérialisme. En tout cas, dès que l'on admet un autre ordre de causalité parallèle à celui de la matière ou plus précisément, dans le cas du spinozisme, de l'Etendue, et qu'on admet la réalité de l'Esprit, la voie est ouverte à un changement du réel par le biais de l'Esprit en tant qu'il n'a rien de matériel. Il me semble que dans la pratique cela implique tout autre chose qu'un matérialisme. Si dans un matérialisme l'Esprit peut-être considéré comme un éphiphénomène, par exemple, dans le spinozisme cela est absurde.
Cette causalité autonome de l'esprit n'est pas sans me rappeler les hypothèses de la psychanalyse, qui explique les problèmes mentaux sans référence au cerveau.
Le parallélisme est désavantagé par rapport au matérialisme généralement endossé par les neuroscientifiques, parce qu'il est moins simple. Selon le parallélisme, alors que tout suggère une dépendance de l'esprit au cerveau (notamment les dommages au cerveau qui produisent des problèmes psychiques et comportementaux), il faut au contraire y voir une simple concomitance. Par contre, cette dernière vision me paraît finalement irréfutable, si bizarre soit-elle.
Le parallélisme serait-il finalement une réaction au dualisme radical de Descartes, comme l'occasionnalisme ou l'harmonie préétablie, une réaction à une théorie qui est largement abandonnée aujourd'hui?