La notion commune est l’idée d’une composition de rapports de mouvement, pas l’idée d’un rapport de mouvement. Le rapport de mouvement d’un corps c’est son essence actuelle. Et la connaissance de ce rapport requiert le troisième genre de connaissance, non le deuxième. Je pense que nous sommes d’accord là-dessus.
La notion commune permet « l’idée des vraies propriétés » et, éventuellement, selon le processus qu’expose la cinquième partie, l’idée du rapport de mouvement d’un corps (troisième genre). L’idée du rapport de mouvement du corps est toujours postérieure à l’idée de composition de rapports entre ce corps et mon Corps. Il en va de même pour les propriétés.
Lorsque je produis un cercle, mon mouvement affecte la composition des rapports de mouvement dans mon Corps, bien que ce dernier garde un même rapport spécifique. Ce mouvement même est la composition des rapports de mouvement du cercle et de mon Corps. Comme je suis moi-même affecté par ce mouvement, mon Ame en est affectée. Toute affection de l’Ame est une idée et cette idée est celle de cette composition (une notion commune). L’idée (adéquate) que je me fais du cercle est cette notion commune. De cette idée découle les propriétés du cercle : je ne pourrais déduire ces propriété du cercle en général sans l’idée adéquate du cercle et donc sans l’idée de composition des rapports qui me livre cette idée. Je ne pourrais non plus connaître les propriétés de ce cercle singulier, par exemple sa grandeur, sinon à partir du même mouvement de mon Corps. Comme le nom de « cercle » désigne une figure géométrique et non un corps physique, j’ai directement accès à l’idée de l’essence du cercle (voir infra). Il n’empêche je le fais à partir de la production de ce cercle-ci, de ce cercle singulier existant en acte que j’ai produit. La seule chose que je ne puis connaître adéquatement, c’est pourquoi ce cercle apparaît ici et maintenant. Cela exigerait la connaissance de toute la chaîne causale qui m’a déterminé à produire ce cercle. On passerait ainsi de la géométrie à la physique. Mais cela ne m’empêche pas de connaître l’essence actuelle de ce cercle singulier.
Si l’idée de production dérange, admettons que l’on trouve un cercle tout fait. Cela ne changera rien. Je dois au moins suivre des yeux le mouvement de production du cercle. Dans le cas contraire, c’est-à-dire dans le cas d’une simple idée d’affection ou d’image, je ne verrais qu’une sorte d’aire indéterminée ou une espèce de tache. Celle-ci m’affecte le plus fortement de façon accidentelle. Et je dois la comparer à d’autres choses qui m’affectent ou non de la même façon pour pouvoir extraire quelque propriété commune A partir de là, j’identifie le cercle à ces propriétés. Une propriété du cercle peut ainsi n’être qu’une vague ressemblance avec une ellipse. Mais bien sûr un cartésien, comme il vise « attentivement » le cercle, ne prendra en compte que les affection traduisibles en natures simples. Partant, ce dont il sera affecté le plus fortement sera bien une vraie propriété du cercle dont l’ idée sera claire et distincte. Dans ces deux cas cependant, l’idée du cercle découle toujours de ses propriétés par la projection des images-affections-effets sur leur cause. Au contraire, l’idée adéquate du cercle, comme elle connaît par la cause, nécessite l’idée d’une composition de rapports de mouvement (un affect actif). Pour l’une, la chose est la somme de ses propriétés. Pour l’autre, elle est toujours infiniment plus que cette somme.
Bien sûr cet exemple n’est canonique que parce qu’il est particulier. Bien que « le cercle n’est pas l’idée du cercle », on demeure dans la géométrie. Aussi peu importe la vitesse de mon mouvement pour la production du cercle. Il suffit que ce mouvement ne soit pas trop rapide eu égard aux rapports de mouvement qui composent mon Corps physique. Le cercle lui-même s’en fout. Il lui suffit d’un point fixe et d’une rotation. C’est bien là, en quelque manière, un rapport de mouvement, mais entre un repos absolu et un mouvement de vitesse quelconque. Or un mouvement de vitesse quelconque ne peut être lui-même composé de rapports de mouvement déterminés. Si le cercle était composé d’autres rapports de mouvement, ceux-ci devraient être déterminés selon leur vitesse. En réalité, le cercle n’est pas constitué infinitairement comme rapport de mouvement mais seulement comme étendue et mouvement. Il n’a pas besoin d’une quantité de mouvement, qui dépend de la vitesse, alors qu’un rapport de mouvement suppose au moins deux quantités. Il en est de même de toute figure géométrique plus complexe qui exige plusieurs mouvements ordonnés. C’est pourquoi il est relativement facile d’appréhender l’essence actuelle des objets mathématiques simples. Le mouvement de mon Corps n’a pas à prendre en compte la vitesse (sauf la vitesse maxima de mon mouvement qui dépend de la constitution de ce seul Corps mais non de la figure). Par suite, il n’a pas à prendre en compte la constitution du cercle en tant qu’il est composé de différents rapports de mouvement, mais seulement en tant qu’il est à lui seul un rapport de mouvement indéterminé entre un mouvement absolu et un repos absolu.
Tel n’est pas le cas des objets physiques. Ceux-ci ne se composent pas seulement d’une suite de mouvements ordonnés, mais de rapports de mouvement qui diffèrent également par leur vitesse.
Prenons un homme. Je peux l’appréhender au moyen d’ « images communes » ou au moyen de « notions communes ». Dans le premier cas, j’ « imagine distinctement » l’homme selon la manière dont mon Corps a été affecté le plus fortement (II, 40s2). Bref j’abstrais des propriétés « communes » aux hommes (en vérité elles ne le sont pas) de façon inductive et par abstraction, c’est-à-dire, pour Spinoza, « selon l’ordre (accidentel) de la nature » et non selon l’ordre de l’entendement. Si je n’ai rencontré que des hommes blancs, l’homme sera essentiellement blanc. De même, si au lieu d’un homme, il s’agit d’un bâton, je nommerai bâton la manière dont j’ai été affecté le plus fortement. Donc passivement.
L’expérience des « notions communes aux hommes » comme d’ailleurs des notions communes à mon Corps et au bâton, procède tout autrement. Je dois composer au mieux mes rapports de mouvements (qui composent mon essence) avec ceux de la chose physique. Et je dois les composer cette fois en tenant compte de la vitesse et de la masse qui constituent les rapports de mouvement de tous les objets physiques. Cela ne veut pas dire que je doive savoir définir la quantité de mouvement comme le produit de la masse et de la vitesse, ni que je doive déterminer précisément ce rapport par des nombres. Cela veut seulement dire que je ne peux être affecté par un objet physique sans masse ni vitesse. (Si cet corps est cependant au repos, cela veut dire qu’au moins un des rapports de mouvement (un individu) qui le composent (et partant au moins un des rapports qui composent cet individu) concerne un mouvement non nul et de vitesse déterminée. Sans cela, il ne s’agirait pas d’un objet physique.)
Reprenons maintenant l’exemple des pendules composés. Soit deux pendules composés que l’on compose entre eux. Ils ne pourraient être totalement composés sans que l’un soit dans l’autre (c’est le cas limite de la digestion totale). Mais dire qu’ils se composent « partiellement », ne veut pas dire qu’ils se composent totalement dans seulement certaines de leurs parties (sans quoi il ne s’agirait pas de notions communes et certaines parties seraient digérées). Cela veut dire qu’ils se composent plus ou moins bien (comme deux notes sont plus ou moins consonantes), mais toujours infinitairement, pour former un seul et même nouvel individu, un nouveau rapport de mouvement qui les englobe. Si les pendules sont incomposables, ils sont toutefois au moins composés tout deux de rapports de mouvement. Leur notion commune sera le mouvement et l’individu qu’ils composent sera la forme de tout l’univers (comme tous les corps, composables ou non). Ils peuvent se composer à un plus haut degré comme par exemple un Corps humain et un bâton. Dans ce cas l’homme et le bâton forment un même individu (l’homme au bâton). Les idées des vraies propriétés du bâton (son poids, sa dureté, sa longueur) découlent de cette composition dont l’idée (la notion commune) est la seule première idée adéquate que j’ai du bâton (ce qui en découle, les idées des vraies propriétés, sont aussi adéquates). Si le bâton n’était pas dur, je ne pourrais le prendre : je ne pourrais composer avec lui de cette manière. Je pourrais me baigner dans le bâton s’il était liquide et assez grand, mais cela exige une toute autre composition. De même, s’il était trop lourd, je ne pourrais pas composer avec lui de la même manière. Une composition d’un degré encore supérieur sera par exemple celle de l’homme et du cheval (le cavalier) ou, mieux encore, de l’homme et de l’homme (la communauté politique). Dans le premier cas, la notion commune sera une ressemblance (« similitudo ») des compositions de l’homme et du cheval incarné dans cette nouvelle composition qu’est le cavalier. C’est l’idée-affect du cavalier (homme +cheval), c’est leur affect commun et actif qui constitue la notion commune (on retrouve là les deux sens du terme « commun »).
L’idée adéquate est l’idée de cette composition (de cette manière de composer un individu englobant), et les propriétés vraies du cheval en découlent. Le cavalier connaît certainement mieux les propriétés du cheval que celui qui n’a vu celui-ci qu’en image. Plus encore, celui qui a produit une poterie connaît certainement mieux ses propriétés que celui qui l’utilise. On trouve ainsi une hiérarchie de notions communes, allant de la plus à la moins universelle selon que les corps se composent plus ou moins bien. Le nombre de propriétés vraies que l’on peut connaître dépendra de la place de la notion commune dans cette hiérarchie.
Il en résulte ceci : la notion commune exprime les essences du Corps et du corps extérieur qui la constitue. En effet les essences actuelles du Corps et du corps extérieur sont les rapports de mouvement dont la composition est l’objet de la notion commune. Ils constituent donc bien la notion commune.
La notion commune, comme idée adéquate et affect actif, exprime l’essence (la nature) du Corps et du corps extérieur. L’affection (ou image commune) enveloppe l’essence du Corps et du corps extérieur (II, 16). L’essence du Corps et du corps extérieur constituent la notion commune. Mais ils n’ont qu’un lien de causalité indéterminé avec les images communes. Cette causalité indéterminée est pourtant basée sur quelque chose de commun, qui est une notion commune (au minimum l’étendue et le mouvement). Mais l’image commune suit l’ « ordre de la nature » pour ainsi dire accidentel et conduit immédiatement (sauf chance improbable) aux passions tristes. L’Ame ne passe pas à une perfection plus grande. Aussi ne peut-elle déceler la notion commune qui pourtant est coextensive de son essence puisqu’elle l’exprime. Cette essence n’est autre que ce que tu nommes sa « capacité » d’être affecté de façon variable. Au contraire, l’affect de joie passive, s’il est assez puissant pour nous conduire à agir selon notre nature peut initier une série d’affects joyeux. Comme elle nous fait passer à une plus grande perfection, cette série décèle la notion commune qui procure une joie cette fois active.
Selon ma lecture, il y aurait un même rapport entre une idée adéquate et la nature de la Substance qu’entre la notion commune et les essences du Corps et du corps extérieur. Et en effet, puisque ces deux essences sont les idées du Corps et du corps extérieur telles que Dieu les a en lui, la notion commune exprime l’essence de la Substance en tant qu’elle constitue la nature de l’Ame. Donc cette notion commune est adéquate et exprime l’essence de la substance adéquatement. Cette homologie est exacte si l’essence, à l’instar de la nature de la substance, est constituée infinitairement (la grande différence, c’est qu’elle n’est pas auto-constituée). Enfin, n’oublions pas que l’essence d’une chose n’est pas seulement son rapport de mouvement (essence actuelle) mais aussi son degré de puissance (essence formelle) et, en dernière instance, son conatus (« L’appétit est l’essence de l’homme »). Ce qui exige encore l’aspect affectif de la notion commune.
J’espère avoir répondu à tes questions.
A +
Miam
PS : Puisque la mode est aux exergues, je propose celui-ci : « La preuve du fromage, c’est qu’on le mange » (on ne se nomme pas Miam pour rien)..
