Messagepar Explorer » 18 déc. 2012, 15:26
Bonjour Hokusai. deux choses me gênent dans ce que vous dites.
D'abord, j'ai du mal à saisir ce que vous entendez par essence d'une chose singulière. Pour tout dire, cela n'est guère étonnant que nous ne tombions pas d'accord sur ce point. En l'ocurence, j'ai mis du temps à me positionner sur ce sujet et ai consacré presque un chapitre entier, 30 pages, (Chap 5 : Dans les entrailles des essences-puissances) de mon ouvrage où je chemine pas à pas vers ce que peut bien être une essence-puissance pour Spinoza. Vous avez probablement passé du temps également à y réfléchir et pourtant nous ne sommes pas sur la même longueur d'onde.
Je vous donne ici à lire la première page du chapitre dont je vous parle plus haut :
Dans les entrailles des essences – puissances
1 - Mort et éternité
Le temps limité de mon existence est celui durant lequel des ensembles infinis de particules élémentaires m’appartiennent, c’est-à-dire effectuent mon rapport singulier (subsumant tout un ensemble de sous-rapports singuliers). Ainsi, lorsque je meurs, mon rapport singulier cesse d’être effectué car les ensembles infinis de particules élémentaires quittent mon corps pour aller effectuer d’autres rapports. Pour autant, ce qui disparaît avec la mort c’est l’effectuation du rapport, non le rapport lui-même, et encore moins l’essence qui le détermine. Il y a une consistance de l’essence et du rapport indépendamment de savoir si le rapport est effectué. On l’a vu, dx/dy = z, ou z est indépendant des termes du rapport, il subsiste même quand les termes tendent vers 0 (quantités évanouissantes).
Mon essence et mon rapport existent donc (existence réelle, physique) quand mon corps n’existe pas encore ou n’existe plus. Autrement dit, l’existence de mon essence singulière est distincte de l’existence de mon corps. Spinoza dit que les modes ont d’une part une existence durante (transitoire), et d’autre part une existence immanente en tant qu’ils sont compris dans l’attribut. La question se pose évidemment ici de savoir en quoi cette existence immanente éternelle est différente de l’âme immortelle des théologiens. Nous avons déjà tous les éléments de réponse.
La question n’est pas de savoir si l’âme survit au corps, Descartes dira qu’il en est certain, le problème est plutôt de savoir sous quelle forme. Et là, ça coince pour tous ceux qui ont étudié sérieusement la question (de Platon à Descartes), car cette immortalité de l’âme passe immanquablement par le problème d’un avant de l’union de l’âme et du corps et d’un après l’union. Impossible donc de l’appréhender ou même de la concevoir autrement que dans son rapport au temps.
Spinoza, lui, ne pose pas du tout le problème ainsi. Pour lui, ce n’est pas du tout un avant et un après mais un en même temps que. Cela signifie que c’est en même temps que je suis mortel et que j’expérimente que je suis éternel. Jusque là, on pourrait en dire autant de l’âme, sauf que Spinoza avec son essence éternelle résout le problème du : « sous quelle forme avant l’union et après l’union l’âme survit-elle au corps ? » En effet, l’expérience que je fais de mon éternité ne regarde ni de près ni de loin le temps qui passe : l’éternité, on le sent, est sur autre plan que celui du temps (auquel appartient en revanche l’immortalité). Mais alors, qu’est-ce qui, chez Spinoza, ne relève pas du temps ? Ce ne sera pas mes ensembles infinis de particules élémentaires. Celles-ci, je les possède dans la durée. Reste donc ce dont nous avons déjà un peu parlé, qui n’est pas quelque chose que je possède dans la durée (mon corps et ses ensembles infinis…) mais quelque chose que je suis, une partie intensive de Dieu, un degré de puissance de Dieu. L’essence est une partie intensive de Dieu. Je ne peux faire l’expérience de mon éternité que sous une forme intensive. Ce n’est pas que « je sais » que suis éternel, non, c’est : « je fais » l’expérience que je suis éternel. Avec Spinoza, on est sur le plan du vécu, pas de la supputation.
Quand puis-je dire que j’expérimente que je suis éternel ? La réponse est claire : dès lors que je forme idées adéquates du deuxième et troisième genre. Ça commence avec les notions communes et les affects actifs de joie (affect ou sentiment dont je suis la cause). Je viens, par exemple, de trouver du sens dans un paysage que j’observe depuis un moment, je viens de former une notion commune, je suis affecté de joie, c’est une auto-affection, un affect actif. Il y a déjà, dans cette façon de saisir l’implicite des choses, une sensation d’éternité. Ce qui est éternel c’est ce qui en moi peut saisir cet implicite qui m’est offert (offert au sens de : une chance qui m’est offerte, une chance que d’une certaine façon je m’offre moi-même, et aussi, plus largement, que la substance, la Nature s’offre elle-même à travers moi). Ce qui est éternel c’est ce que je peux, c’est ma puissance. Quand j’ai compris cela, je m’efforce de conduire ma vie de sorte que je parvienne à former le plus possible de notions communes, et ce, pour accéder au "switch on" des idées d’essence. C’est ainsi que je le comprends : le passage de « je ne forme pas d’idées d’essence » à « j’en forme une » (c’est à dire toutes) correspond à une sorte de "switch on", à un allumage de boosters internes. Où ces fusées internes peuvent-elles nous amener ? Spinoza n’en parle que très peu. Au minimum, ces idées d’essence font accéder à une sensation d’éternité encore plus vaste que celle inhérente aux notions communes, car elles sont un cran au-dessus dans la chaîne des causes et des effets. Mais là n’est pas le plus important, car le problème majeur, c’est l’actualisation de ma puissance, de mon essence, de mon éternité en somme. Tant que je n’actualise pas mon essence en formant des idées adéquates du deuxième et troisième genre de connaissance, c’est la plus grande partie de moi-même qui meurt lorsque la mort me frappe.
Quelques remarques sur ce que vous dites :
Vous écrivez :
Il ne faut pas plus d'années qu'il ne faut pas plus de temps à un enfant pour juger intuitivement de la quatrième proportionnelle, passer de de 1/2 à 2/4.
Vous parlez ici d'un être mathématique et je suis bien placé pour vous dire qu'un enfant ne passe pas intuitivement de 1/2 à 2/4, en effet s'il parvient à saisir l'identité des deux rapports, c'est qu'il a construit ce que nous appelons une micro-compétence, et c'est en proposant des situations problème faisant appel au raisonnement que l'on amène les élèves à construire cette capacité à reconnaître, plus généralement une situation de proportionnalité. Pour moi, il n'y a rien d'intuitif là-dedans, sauf à imaginer une intuition là où il n'y en a pas (ce qui peut en effet se produire lorsqu'on a oublié comment l'on a appris).
Il ne faut donc pas confondre le sens commun où chacun à l'intuition de ceci ou de cela alors qu'il ne s'agit que du fruit d'un raisonnement infraconscient, ET le sens qu'à mon avis Spinoza lui confère, à savoir un mode de connaissance qui n'a absolument rien à voir avec la raison, avec l'intellect. Si nous ne nous entendons pas sur ce point, c'est que précisément je pense que de cette connaissance intuitive, Spinoza ne souhaitait pas en dire beaucoup, car à mon avis l'Ethique est un mode d'emploi du réel pour conduire son existence, et actualiser sa puissance. Spinoza ne pouvait être dupe, il savait que bien peu de gens pourraient y parvenir (sur ce point aussi j'ai écris tout un chapitre : problèmes de volonté de comprendre et de capacité à comprendre, le premier relevant de ma puissance, moins elle est élevé ou indurée et moins ma volonté de comprendre est grande, ce qui va de soi lorsqu'on se souvient que ma volonté de comprendre n'est autre que la volonté de ma puissance, ou pour le dire autrement, c'est en fonction de ma puissance que je veux ceci ou cela)
En outre, ce n'était l'objet de l'Ethique d'exposer longuement ce qu'il nous revient individuellement de découvrir en s'y conformant. La cinquième partie parle entre les lignes, elle parle de vitesse notamment, toutes les démonstrations vont beaucoup plus vite que dans les autres parties, comment prendre cet indice sinon comme l'annonce d'un changement de rythme dans la compréhension de notre éternité (mais ce changement de ryhtme n'est qu'indice et pas explication en détail de ce que, de toute façon, il n'est pas possible de mettre en mots)
Pour ma part, l'intuition, la connaissance intuitive
Vous écrivez :
"Spinoza suit toute latradiiton scolastique qui veut que l'intellect connaisse mieux que les sensations."
Je ne partage pas du tout cet avis. Au contraire, Spinoza n'aura de cesse de réunifier ce que d'autre avant lui ont séparé, à savoir corps et esprit. Corps et esprit ne sont qu'une seule et même chose, je ne vous l'apprend pas, et la conséquence pratique de cela c'est qu'il n'est aucune idée que nous formons qui ne soit le reflet dans l'attribut de la pensée de ce que notre corps peut dans l'attribut de l'étendue.
Vous écrivez :
"Spinoza veut rationaliser ce rapport mystique. Il veut l' expliquer et estime que la compréhension a un effet. ce rapport mystique doit être un rapport de raison. C' est une idée claire et distincte qui doit en être la cause"
Effectivement il n'y a rien de mystique chez Spinoza, cela n'empêche en rien qu'une idée d'essence soit une idée claire et distincte et qu'elle ne soit accessible que par un mode de connaissance intuitive (je ne vois pas pourquoi on ne pourrait pas saisir intuitivement une idée claire et distincte, si tant est que nous soyons en position de le faire bien sûr, ce que vous semblez mettre en doute, me semble-t-il, en prétendant que seule la raison peut permettre de dénicher une idée claire et distincte. Je me répète, mais les choses sont ce qu'elles sont, et notre façon de les comprendre, si elle doit d'abord en passer par la raison, peut, à l'horizon d'un certain degré de possession de ma puissance, en passer par un mode plus rapide, plus direct, la connaissance intuitive.
A bientôt, nécessairement.
JPC