Bonjour Nepart,
nepart a écrit :(...)
Cependant je ne vois pas ce qui s’oppose dans ce que tu dis au doute qui m’habite.
J’ai au contraire utilisé ma raison pour aboutir à une représentation matérielle du « moi », en changement continue.
Je n'en doute pas mais la notion même de matière telle que tu sembles la concevoir risque d'être facilement mise en question, y compris en utilisant les conceptions de la physique contemporaine. Mais bon, je préjuge à partir des quelques indices que laissent transparaitre tes interventions.
nepart a écrit :Je ne comprends pas la phrase suivante :
ce sentiment est stable d'une part parce que le "hasard" des rencontres le maintien
J'ai fait une faute d'orthographe ("maintient" au lieu de "maintien"...) mais le principe est simple. Par "rencontres", je veux dire tout ce qui entre en contact avec toi : alimentation, air, lumière etc.
Tous ces flux divers peuvent avec de la chance te maintenir en état. Le minimum de "connaissance" qu'on peut attribuer aux êtres vivants est leur capacité de sélection dans ces flux d'éléments permettant leur conservation. L'humain ayant assez peu d'instinct, il doit notamment apprendre à s'alimenter correctement, ne pas confondre l'arsenic et le sel de table. C'est un peu le niveau zéro de la connaissance et si il ne le possède pas il mange n'importe quoi, au hasard, et à toutes les chances d'en mourir.
nepart a écrit : Mais les idées adéquates qu'on aura acquis sur soi
Pourrais tu donner des exemples d’idées adéquates que l’on peut acquerir sur soi ?
Que j’ai 2 jambes par exemple?
L'objectif est de trouver ce qui est essentiel pour toi, ce qui te caractérise.
Est-ce que la manière de te percevoir changera profondément si tu perds tes jambes ? Est-ce que tu te diras que tu n'es plus toi-même ou que tu es toujours toi-même mais handicapé dans tes déplacements ?
En fait, les jambes peuvent être un élément essentiel pour une certaine idée que quelqu'un se fait de lui-même. Par exemple si on s'intéresse au "courir" comme composante de l'identité, un champion de sprint perd beaucoup plus qu'une personne quelconque. C'est toute sa vie qui change.
Mais comme disait Michel Serres dans une de ses chroniques sur France-info, il ne faut pas confondre les appartenances et l'identité.
On peut appartenir au groupe des gens ayant 2 jambes sans pour autant que cela ne constitue vraiment une identité.
De manière générale, c'est plutôt quand on "perd la tête" qu'on n'est plus soi-même, quand ce qui change est de l'ordre des goûts, des comportements, de la sensibilité, de la mémoire, des idées auxquelles on adhère. Si bien sûr cela correspond aussi à des modifications corporelles, ce sont des notions qu'on renvoie plutôt à l'esprit. Quand on dit "j'aime les fraises", on ne dit pas "les centres du plaisir de mon cerveau sont activés lors de la stimulation particulière de cellules du système gustatif par des composés chimiques particuliers". Et même si on disait ça, on serait encore en dehors d'une véritable description matérielle puisqu'on invoque le "plaisir" ou le "gustatif" qui renvoient à des effets psychologiques.
Un des intérêts de la pensée de Spinoza c'est qu'on peut très bien y accepter des conceptions par des notions corporelles ("matérialisme") ou par des notions mentales ("idéalisme").
Au passage, un des problèmes du matérialisme classique : quand on parle de "matière", ne parle-t-on pas plutôt d'idées issues de certaines expériences ? Les évolutions des sciences physiques ne montrent-elles pas que ce qu'on appelait "matière" il y a quelques siècles n'est plus ce qu'on appelle "matière" aujourd'hui, que la "matière" a changé avec nos idées ?
Je ne sais pas si tu connais ce bon évêque
Berkeley mais il est redoutable sur ces questions.
nepart a écrit :C’est un exemple que j’ai donné. J’ai pris celui-ci car c’est une idée que la plus part comprenne. On pouvait aussi faire le parallèle avec l’intérêt de faire quoi que ce soit qui procure du plaisir de façon décaler dans le temps.
Du point de vue de Spinoza, il n'y a pas de plaisir décalé dans le temps, il y a seulement l'imagination de situations pouvant donner du plaisir. Ce qu'il s'agit alors de comprendre c'est d'où viennent ces idées, ces anticipations, pourquoi on associe le plaisir à une idée de job/salaire, à une idée de tarte aux pommes ou autre.
Si l'idée vient d'une expérience s'étant avérée plaisante, on peut raisonnablement espérer que la même expérience donne les mêmes effets : quand on a apprécié une tarte aux pommes, on sera naturellement porté à penser aux tartes aux pommes comme à du plaisir.
Si l'idée vient d'une expérience déplaisante, par exemple souffrir de n'avoir pu acheter une tarte aux pommes parce que le portefeuille est vide, on associera le plaisir à l'idée contraire de l'expérience, ne pas avoir le portefeuille vide. Et si on se fie à ce qui est une vie honnête dans nos sociétés, remplir le portefeuille sera associé à un boulot rémunérateur.
Il restera souvent des questions en suspens (pourquoi tel boulot plutôt qu'un autre ?) qui se résoudront par une connaissance de soi (ce qui nous convient), par un mimétisme non-réfléchi ou autre.
Dans le Traité de la Réforme de l'Entendement, Spinoza explique que les plaisirs communs ne l'avaient pas satisfait, il avait résolu de trouver un "souverain bien". Au final, il a trouvé ce souverain bien dans la connaissance, un plaisir qui ne gène personne, qui peut se partager avec tous et qui n'a pas de limite définie.
Il disait ainsi dans une lettre (lettre XXX à Oldenburg) : "
Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu'ils croient être leur bien, pourvu qu'il me soit permis à moi de vivre pour la vérité."
nepart a écrit :Cependant je ne repose pas mon bonheur sur mon salaire. Je vis en cité universitaire de 9m², j’ai un budget d’étudiant et j’en suis très heureux.
D'expérience, je te dirais qu'il faudra que tu fasses preuve de fermeté si ton goût pour ce mode de vie perdure. Vu les idées en circulation dans notre société, beaucoup de gens semblent avoir du mal à comprendre qu'on puisse être heureux dans l'étude et 9m². C'est parfois lourd tous ces gens qui veulent "notre bien", c'est-à-dire qui veulent qu'on pense et vive comme eux.
nepart a écrit :Si rester soi est évident pourquoi n’est ce pas si simple à démontrer ?
En quoi le bébé que ta mère a fait naître est toi ? Je ne vois trop peu de chose commune. Il y a même plus de chose en commun entre toi et moi qu’entre toi et toi bébé. Et pourtant il me semble que tu es d’accord pour dire que toi et moi sommes 2 personnes différentes.
Fort heureusement, je ne me reconnais guère dans le nourrisson que, paraît-il, je fus. Si on juge d'après l'opinion des agents de l'Etat civil, je suis la même personne que cet être. Mais si je juge d'après l'observation de mes désirs, de mes pensées, de mes comportements, je me sens assez éloigné de cet être. Un moyen qui me semble intéressant pour estimer ces proximités est de voir quelle force pourrait avoir le désir de devenir l'être en question. Pour ma part, je préfèrerais largement être toi que de devenir une sorte de tube digestif ambulant même si il porte mon nom sur son acte de naissance.
Mais en y réfléchissant, il se peut que ta question se rapporte à la conception du temps et ce que j'ai dit dans ma première réponse n'était pas clair par rapport à ça.
Je disais que le changement permanent était une idée inadéquate et je renvoyais la permanence aux idées adéquates. Mais il faut peut-être tenter de donner une idée adéquate de la durée et du temps.
Si on conçoit le temps comme une succession d'instants séparés, qu'on le pose d'emblée comme une série de différences sans lien, on voit mal comment constituer une durée, une chose durable.
Mais personne n'a jamais expérimenté de tels instants, personne n'a jamais vu de choses sans une certaine durée. Pour parler en "matérialiste" : physiologiquement il faut une certaine durée pour qu'un seuil de sensation soit franchi, et même la physique contemporaine arrête l'expérience possible (d'après nos connaissances) à une certaine durée (temps de Planck).
Au lieu de partir de ce temps abstrait découpé en morceaux séparés, il faut partir des choses pensées d'emblée dans une durée, un continuum avec des inflexions plutôt que des coupures. La différence n'est pas une séparation absolue c'est plutôt une divergence.
Dans
ce message, je prenais le modèle de la relativité einsteinienne pour illustrer un rapport du fini à l'éternel. Ce modèle permet une représentation géométrique de la durée, du sempiternel.
Si on considère qu'une chose est une ligne d'espace-temps, la ligne peut changer de direction, ne plus être une ligne droite. L'évolution se voit par ces formes infléchies. Un ensemble de lignes groupées composeront une chose dans l'existence. Les inflexions de chacune pourront faire qu'elles divergent. Cette divergence est une décomposition. Dans cette vue là, il n'y a jamais de différence absolue. Entre la notion de discret (points séparés) et celle de continu (inséparabilité complète) il y a la notion de contigu, un pavage, un patchwork, une coexistence de flux, où on distingue sans séparer.
Je ne sais pas si cela suffit à exprimer clairement mes idées mais en gros le problème du "rester" me semble venir du fait qu'on considère qu'une différence est une séparation et qu'on en fait une application à la durée pour concevoir le temps comme autant d'instants séparés.
Je recommence à partir d'un texte de Spinoza, lettre XII à Meyer :
dès que l'on aura conçu abstraitement la Durée et que, la confondant avec le Temps, on aura commencé de la diviser en parties, il deviendra impossible de comprendre en quelle manière une heure, par exemple, peut passer. Pour qu'elle passe, en effet, il sera nécessaire que la moitié passe d'abord, puis la moitié du reste et ensuite la moitié de ce nouveau reste, et retranchant ainsi à l'infini la moitié du reste, on ne pourra jamais arriver à la fin de l'heure. C'est pour cela que beaucoup, n'ayant pas accoutumé de distinguer les êtres de raison des choses réelles, ont osé prétendre que la Durée se composait d'instants et, de la sorte, pour éviter Charybde, ils sont tombés en Scylla. Car il revient au même de composer la Durée d'instants et de vouloir former un nombre en ajoutant des zéros."
Le "rester" est l'élément premier, la durée est l'élément premier. Ce n'est qu'en la transformant en "temps", c'est-à-dire en posant abstraitement, imaginairement des jalons pour mesurer la durée, en découpant des images dans le film qu'on se trouve dans la situation de ne plus pouvoir penser la conservation.
Ces idées sont sans doute difficiles parce qu'elles inversent nos habitudes de pensée et que notre langage n'y correspond pas vraiment, que Spinoza le voyait sans doute comme victime de constructions "imaginaires". L'incohérence des images partielles du monde qui constitue notre mode immédiat de connaissance conduit à voir partout des séparations. Et ce ne sont que les idées cohérentes qui lient tout ça, qui offrent une vision des choses comme stabilité pleine de divergences-convergences, d'inflexions, de modalités qu'on distinguent sans séparer.
J'arrête là, ne sachant ni si ce que j'ai écrit est compréhensible, ni si ça correspond vraiment à tes interrogations...