Nepart a écrit :J'ai l'impression que tu proposes de travailler le fait de ne plus avoir pitié, et donc de réduire notre partie qui pense aux autres.
ah d'accord, je vois.
En fait, ce n'est pas du tout ça, je crois. Voyons comment Spinoza définit la Pitié: "
une Tristesse née du malheur d'autrui" (E3P22 scolie). Alors en effet, on pourrait se dire que essayer de surmonter cette Tristesse, juste en s'exerçant tel que je viens de le résumer en reprenant l'E5P10 scolie, donc en essayant d'évacuer chez soi-même cette Tristesse, cela revient à se créer un bonheur purement égoïste. Car dans ce cas, l'avantage serait que tu ne dois plus fuire les infos, que tu sais les écouter tout en restant indifférent, sans que cela perturbe ton bonheur, et sans avoir plus aucune envie d'aider les gens qui sont dans la misère.
Et en effet, si c'était cela ce que Spinoza répondrait à ton problème, ce serait une solution un peu décevante. Un peu genre "pillule du bonheur" tel que tu l'as proposé ici il y a quelques mois, mais alors obtenu par des moyens purement "psychologiques" ou "psychothérapeutiques".
Or ce n'est pas tout à fait ce que Spinoza écrit concernant la Pitié. Ou plutôt: il écrit davantage à ce sujet que juste ce que je viens de citer. Essayons de voir ce qu'il en dit de plus, c'est-à-dire commençons ce que j'ai appelé dans mon avant-dernier message la "première étape": juste essayer de comprendre ce que c'est que la Pitié (la deuxième étape étant d'utiliser le bon moyen ou "outil" pour pouvoir la "gérer", voire l'éviter).
La Pitié, dit Spinoza plus loin, est une "Tristesse imitée". Quand est-ce qu'on va imiter spontanément la Tristesse (la misère, le malheur, ...) de quelqu'un d'autre? Lorsqu'on l'imagine semblable à nous. C'est donc parce que nous reconnaissons quelque part un être humain comme nous-même dans le mendiant qu'on aura tendance à s'apitoyer devant lui (inversement, il se peut que nous avons l'impression de n'avoir rien en commun avec ces gens, et alors sa misère ne nous touchera pas).
Par conséquent, on a le schéma suivant:
- je vois le mendiant, c'est-à-dire mon oeil est affecté par lui
- mon Esprit forme une idée de cette affection, et se dit qu'il y a tout de même quelque chose de vraiment semblable entre moi-même et le mendiant
- or je vois bien qu'il est dans une condition misérable
- je vais donc sentir de la Pitié pour lui, c'est-à-dire une Tristesse
Problème: toute Tristesse est une diminution de notre puissance, et notre essence va immédiatement essayer de s'opposer à cette diminution pour essayer d'augmenter de nouveau notre puissance.
Ayant compris que la cause de notre Tristesse, c'était le fait de voir le mendiant, on peut faire deux choses: ou bien regarder ailleurs (ou se couper une semaine des infos, par exemple), ou bien essayer de l'aider, car si cette cause extérieure est un peu moins Triste, forcément je le serai moi aussi, puisque ma Tristesse était une "imitation" de la sienne. Spinoza en déduit que "
Une chose qui nous fait pitié, nous nous efforcerons autant que nous pouvons de la délivrer du malheur" (E3P27cor.III).
Donc: jusqu'ici tout va bien. Je vais ou bien fuire le mendiant, ou bien tout de même l'aider. Ce qui montre que l'une des façons de combattre la Pitié, pour Spinoza, c'est tout de même porter de l'aide. Le problème se pose donc avant tout dans le cas que tu nous as présenté: on regardes les infos à la télé, et on voit sans cesse des images de misère qui nous touchent, donc qui nous rendent Tristes, donc qui diminuent notre puissance. Or il est évident qu'il est complètement impossible d'aider ne fût-ce qu'un tout petit peu tous les gens misérables qui défilent sur notre écran. Du coup, on en reste à ta solution à toi: éteindre la télé. Comme tu l'as constaté: cela fonctionne plus ou moins, du moins durant un certain temps. Mais ce n'est tout de même pas la solution idéale, puisque de nouveau simplement une variante plus "pratique" ou psychologique que la "pillule du bonheur" (même si c'est finalement ce que la majorité des gens ont spontanément tendance à faire).
Or ce que Spinoza prétend, c'est qu'en fait, en essayant d'aider ou de fuire, le problème est mal posé. Pourquoi? Parce que si l'on réfléchit bien à ce qu'on vient de dire, la raison qui fait que nous allons aider les misérables, au fond ne consiste en rien d'autre que la tentative de combattre notre propre Tristesse. Qu'est-ce qu'on risque donc de faire: ce que nous croyons bon NOUS, de notre point de vue à nous, pour évacuer cette Tristesse. Pour Spinoza, cela revient à agir sous le coup d'un affect-passion, donc à agir impulsivement. RIEN, dans ces circonstances, ne garantit que ce que l'on va faire et qui va réellement augmenter notre propre puissance, aura un effet véritablement positif pour le mendiant. Autrement dit: ce qui est bon pour nous très probablement n'est pas forcément bon pour lui. On est occupé à combattre NOTRE Tristesse à nous, qui ne peut qu'au fond être fort différente de la Tristesse du mendiant, puisque nous ne vivons guère sa vie, nous n'avons aucune idée concrète de ce qui pose le plus problème dans cette vie. Nous ne pouvons donc pas vraiment nous imaginer ce qui sera le mieux POUR LUI.
Deuxième désavantage: si nous nous laissons submerger par la Pitié, notre puissance d'agir et de penser diminue, donc nous pourrons moins bien réfléchir à la meilleure solution.
Conclusion: en agissant sous la conduite de la Pitié, d'une part nous réfléchirons moins bien, et d'autre part nous ferons avant tout ce qui est bon pour nous, ce qui aide à augmenter de nouveau notre puissance à nous.
C'est pour cela que la solution de Spinoza est double:
1. Il faut éviter de sentir de la Pitié, car cette Tristesse est mauvaise pour nous (comme toute Tristesse) puisqu'elle diminue notre capacité de penser et d'agir.
2. Il faut utiliser toute sa force pour essayer de combattre la misère non pas sous la conduite d'un affect-passion, impulsivement, mais sous la conduite de la raison.
C'est là qu'intervient ce que j'ai déjà dit auparavant: la raison a pour caractéristique de considérer tout sous l'angle de la nécessité. Agir sous la conduite de la raison, c'est donc d'abord comprendre en quoi cette misère était tout à fait nécessaire, c'est-à-dire inévitable. Cela t'occupe déjà pendant un certain temps, comme tu le comprendras aisément. Puis cela permet également de réfléchir activement aux causes de cette misère (avec un effet en "cascade": plus tu comprends les causes, plus tu as des idées adéquates donc plus ta puissance de penser et d'agir augmente, bref plus tu pourras comprendre d'autres causes encore).
Ensuite, tu pourras prendre le temps de te demander ce que toi-même en tant que personne seule tu peux faire pour remédier à cette misère. Non pas par pure "abnégation", mais parce qu'en réfléchissant, tu auras également compris que l'on ne peut pas posséder ce bonheur suprême qui s'appelle "la vertu" (ou le très grand désir de comprendre) SANS en même temps vouloir qu'un maximum d'autres gens la possèdent aussi. A partir de ce moment-là, on comprend que cela augmente réellement notre bonheur à nous de pouvoir aider des gens, non pas n'importe comment, juste pour faire taire un sentiment désagréable que nous éprouvons à la pensée de leur misère, mais d'une façon tout à fait rationnelle et réfléchie, en assumant le fait qu'on ne pourra pas faire beaucoup, mais qu'en s'y mettant sérieusement, on pourra au moins faire quelque chose qui aide réellement à l'autre.
Voilà donc en gros en quoi consiste le raisonnement, ou l'idée adéquate de la Pitié. Il est important que tu comprennes bien cette idée en tant que telle, que tu aies l'impression que c'est tout à fait logique. Une fois que c'est le cas, tu peux passer à la deuxième étape: exercer ton Esprit (en imaginant en détail une multitude de situations concrètes différentes) afin qu'il a toujours cette idée sous la main, pour réagir immédiatement de façon la plus rationnelle et efficace quand tu es confronté avec une situation susceptible de provoquer de la Pitié (par exemple écouter les infos).
Autrement dit: il s'agit effectivement de travailler le fait de ne plus avoir de la Pitié, mais cela justement pour pouvoir réellement penser PLUS et MIEUX, donc de façon plus efficace, aux autres.
L.