permettez-moi pour une fois de commencer avec la fin de votre message:
Hokusai a écrit :J’ admire votre fidéisme (il y a toujours quelques chose d impressionnant dans le fidéisme et Pascal en impose , je dirai hélas !)
En science comme en philosophie , comme sur la route il faut être prudent .
si vous comprenez ce que je viens d'écrire comme fidéisme, c'est que je me suis vraiment très très très très mal expliquée. Le Petit Robert, fidéisme: "1. Doctrine selon laquelle la vérité absolue est fondée sur la révélation, sur la foi. 2. Doctrine admettant des vérités de foi et s'opposant au rationalisme."
Comment quelqu'un qui essaie de faire un parcours avec Spinoza, pourrait-il s'opposer au rationalisme ... ? Et dire que l'on appelle Spinoza le rationaliste le plus absolu de tous les rationalistes, pour qui même Dieu est entièrement intelligible. Que 'sale Spinoziste!' était ce qu'on a lancé à toute personne qui n'était PAS prêt de croire, pendant des siècles.
Donc bon, ce que je voulais dire n'a RIEN à voir avec la vérité, ni a fortiori avec la foi. Je ne parlais que d'un principe METHODOLOGIQUE et pragmatique, principe qui à mes yeux ne vaut pas seulement pour une lecture philosophique de Spinoza mais pour celle de TOUT philosophe. Ce principe consiste non pas à cultiver une foi en la vérité absolue de ce qu'écrit un philosophe, malgré toutes les contradictions entre le sens habituel et ses écrits. C'est précisément l'inverse: il consiste à maintenir vivant le doute jusqu'à la fin.
C'est effectivement une question de prudence, et votre métaphore de la route me permettra peut-être de l'expliquer autrement.
Supposons que Spinoza ne soit pas devenu un expert en philosophie, mais un 'expert ès routes', un expert en matière de routes. Qu'il n'ait pas écrit l'Ethique mais un plan de la ville de Paris. Qu'il propose de surtout ne pas croire son plan, mais d'aller voir soi-même, de VERIFIER soi-même, en personne, dans quelle mesure il est efficace ou non. Supposons que ce plan prétende indiquer le chemin pour aller du Louvre au Musée de Picasso.
Comme il aurait toujours son obsession de la précision, ce plan commencerait, bien sûr, par des définitions, c'est-à-dire une légende.
Dans ce cas-ci, le plan pourrait être écrit en lettres de l'alphabet. Alors la légende indiquerait:
A = 1e rue à droite, B = 3e rue à gauche, C = continuez tout droit pendant 500m, D= 5e rue à gauche, etc.
Le plan consisterait alors en une suite de lettre: pour aller du Louvre au Musée de Picasso, nous dirait Spinoza, je vous dis qu'il faut suivre ceci:
A-G-C-D-T-M-C-B-D-D-C-X-L-O-C-A-B.
Il ne nous demande pas DU TOUT de s'asseoir au Louvre et de contempler béatement ce plan, cultivant une foi absolue en sa vérité, se disant "oui, cela semble bien mystérieux toutes ces lettres, mais ma grande admiration du mystère me fait croire entièrement que Spinoza ait raison. Il le dit, ça doit être comme ça. Comme c'est beau!"
Spinoza garde ce type de croyance pour ceux qui vraiment ne savent pas utiliser la raison du tout. Mais pour ceux qui disposent de la raison, ne fût-ce que d'une toute petite lumière de capacité de raisonner et de sentir, il EXIGE qu'ils ne croient RIEN. Voyez-vous quelque part un 'croyez-moi!' dans l'Ethique ... ? Non.
En général, il exige donc de son lecteur de ne le donner raison, d'appeler son plan vrai QUAND ET SEULEMENT QUAND un jour on est bien obligé de constater qu'effectivement, non seulement en étudiant mais en le SUIVANT, avec toute la méfiance qu'un bon usage de la raison doit avoir, on se trouve, à sa grande surprise, devant le Musée de Picasso.
Or c'est LÁ que seulement une chose devient cruciale: votre METHODE d'utiliser un plan. Vous pouvez faire deux choses:
1) commencer au Louvre, lire rapidement la légende, prendre la première rue à droite, se demander ce que G veut dire dans la légende, puis prendre cette rue-là, continuer tout droit pendant 500m, et ainsi de suite. Puis, après avoir fait un petit bout de chemin, on commence à se lasser un peu, et on se dit: ici Spinoza veut que je fasse B, c'est-à-dire que je prends la 3e rue à gauche. Mais je suis tellement habitué à prendre la 3e rue à droite, moi, quand je vois des 'B' sur les plans que j'ai déjà utilisé, que bon, prenons la 3e à droite.
Or il va de soi que ce faisant, vous n'expérimentez plus de tout le plan de Spinoza, vous en faites une procédure qui n'existe nulle part ailleurs que dans votre tête. Ce qui est certain, c'est que vous allez découvrir un tas de choses, aussi longtemps que vous continuez réelement le chemin. Mais ce qui est très probable aussi, c'est que vous n'allez jamais arriver un beau jour au pied du Musée Picasso.
Vous pourrez errer de cette façon pendant des décennies, jamais le plan de Spinoza ne donnera chez vous l'effet pour lequel il est pourtant conçu. Ce qui ne pourra que vous décevoir. Après tant d'années de promenade utilisant ce plan, vous finira par le rejeter, déçu, constatant qu'il mène partout sauf à l'endroit où il le dit: le Musée Picasso.
2) vous décidez de suivre le plan, tout en restant très attentif et vigilant. CAUTE!!!
Vous vous OBLIGEZ de rester sceptique pendant tout le chemin, et cela jusqu'à ce que vous verrez avec vos propres yeux apparaître le musée de Picasso devant vous. Vous vous INTERDISEZ d'y CROIRE, vous voulez des PREUVES dans la REALITE, dans VOTRE réalité, et rien moins que cela.
Vous allez donc non seulement essayer de faire EXACTEMENT ce que le plan dit, mais bien retenir tout ce que vous avez fait, pour pouvoir dire par après où Spinoza s'est trompé, où il aurait dû mettre une autre lettre pour que son lecteur un jour puisse arriver de fait au musée Picasso.
C'est alors qu'AUCUNE vérité n'intervient plus, en cours de route. Comme je viens de le dire, cette méthode d'utiliser le plan exige (et c'est vraiment une conditio sine qua non) de SUSPENDRE TOUTE FOI en la vérité de ce plan jusqu'à la fin. C'est-à-dire non pas jusqu'à la fin de la lecture du plan, non, jusqu'à la fin de sa MISE EN PRATIQUE, de son exécution concrète. Le moment de vérité, si on suit cette méthode, n'intervient qu'à un seul moment: là où vous aurez appliqué soigneusement et en respectant maximalement tout détail le plan, et où le pas suivant n'est plus une lettre mais vous dit: regardez devant vous, vous verrez maintenant le musée Picasso. Là est le moment suprême, là est le moment de la vérité. Là la question se pose: est-ce vrai ou non? Si alors vous voyez que vous vous trouvez dans une banlieue sinistre et triste, et non pas devant le musée Picasso, alors là vous avez tout droit à rejeter furieusement le plan, vous disant et/ou (selon votre caractère ...) criant à tous ceux qui veulent l'entendre que cela ne vaut rien, que vous avez fait le teste, et que c'est faux.
Encore une fois, cette méthode, à mes yeux, ne vaut pas seulement pour Spinoza, elle vaut pour la lecture de tout philosophe. Et RIEN n'empêche de l'appliquer successivement à St.Thomas, Spinoza, Wittgenstein, Pascal, et ainsi de suite (chose qui est également impossible si votre méthode de lecture est un mélange de foi et de 'bon sens'). Elle consiste à se demander ce qu'est la destinée à laquelle le plan prétend mener (ce qui souvent demande déjà un petit travail de déchiffrement), à essayer de très bien comprendre la légende, et puis surtout à se mettre en route en pratique, pour juger de la vérité que quand vous avez vraiment pris caution à TOUT respecter et que le plan vous dit: ici, normalement, vous devez être arrivé au but. Si là vous ne le voyez pas, c'est qu'il est faux, tout simplement.
Il ne faut donc pas y croire absolument, il faut l'inverse: surtout PAS CROIRE, mais exiger de VOIR. En n'utilisant que la légende du plan, votre raison, et votre capacité de traduire un plan en une activité concrète: la promenade.
Est-ce que j'ai déjà fait cette expérience moi-même, avec Spinoza? Non. Je ne suis qu'à la lettre M du plan ci-dessus. Et donc ... et donc je ne pourrais vraiment PAS vous dire si le plan de Spinoza est bien VRAI ou non. Je ne suis que dans la phase de l'exploration. J'essaie donc de comprendre ce qu'il semble vouloir dire avec la légende, et j'essaie de l'appliquer, pas à pas. Mais je n'ai pas encore vu le musée de Picasso, même pas une ombre de lui. Et donc pour l'instant, je ne peux pas du tout vous dire si moi-même, je trouve que tout ça, c'est vrai ou non. Je ne suis qu'en train de me promener à Paris, en prenant ici la 3e à gauche, là la 4e à droite, etc. Je découvre plein de choses intéressantes bien sûr (souvent elles ne sont pas mentionnées sur le plan, parfois oui), sinon cela ne valait pas la peine d'entamer un si long voyage.
Mais sinon vraiment, moi-même je ne dispose d'AUCUN moyen de vous dire si l'Ethique et sa promesse (remède aux affects, liberté) est vrai ou non. Et d'ailleurs, si un jour je vois le musée Picasso, j'aurai beau vous dire: c'est vrai c'est vrai, je l'ai expérimenté moi-même!! Toujours sera-t-il que si alors vous décidez que cela ne vaut plus la peine d'entreprendre le voyage vous-même, que vous me CROYEZ ... eh bien vous ne verrez jamais de vos propres yeux le musée Picasso, vous n'y arrivera jamais. Mais libre à vous de choisir d'autres destinations, bien sûr ... . Seulement, il vaut mieux alors prendre un autre plan, et pas celui qui vous dit que, SI on le met quelque temps en pratique, on arrivera chez Picasso. D'ailleurs, une fois arrivée chez Picasso, rien ne vous empêche de vous atteler à un autre plan, et d'essayer une autre destination, celle promise par Nietzsche pe, ou celle promise par Berkeley, etc.
Donc voilà, j'espère qu'il soit un peu plus clair en quoi la méthode proprement philosophique à mon sens est tout sauf une croyance ... ?
A bientôt pour une réponse aux autres choses mentionnées dans votre message,
bon week-end,
Louisa