Bonsoir Hokusai et Fantasueno,
je ne crois pas pouvoir mieux répondre que ce que vient de faire Henrique, donc peut-être juste une petite 'variation sur le thème'.
Fantasueno a écrit :Face à une difficulté existentielle présente ou à venir, mon imagination peut me rendre triste (peur devant un projet, crainte de chômage, angoisse d’une séparation etc). Mais dans ce cas, la nécessité causale est de faible secours puisque je tombe dans le piège métaphysique insoluble du libre arbitre. En effet, je défie quiconque, dans sa vie pratique, de ne pas se croire « libre» quand il doit prendre une décision importante dans sa vie.
Là-dessus il me semble que Henrique a raison de citer Spinoza quand il écrit que ce que propose l'Ethique n'est rien de fondamentalement nouveau mais se retrouve déjà dans l'expérience quotidienne de tout un chacun, seulement de manière vague. Cela signifie que SI un lecteur de l'Ethique a l'impression que tel ou tel passage est totalement contre son intuition spontanée, c'est que l'on n'a pas tout à fait tenu compte des sens que Spinoza veut donner aux mots (sens qui quant à lui n'est pas du tout le sens ordinaire, quotidien).
Dès lors, Spinoza ne nie pas du tout la liberté humaine, au contraire, il propose une pensée où celle-ci est tout à fait centrale. Il ne s'agit donc pas du tout d'abandonner cette idée (ce qui serait impossible, car effectivement, nous sentons bien qu'à certains moments, nous sommes libres).
Seulement, il propose d'essayer de concevoir la liberté autrement que comme absence de prescience (ce qui est plutôt ce par quoi on définit le libre arbitre). Pour comprendre ce qu'il veut dire par là, il faut tenir compte, je crois, du fait que quasiment toute tradition occidentale a toujours prétendu que la liberté humaine (ensemble avec la raison, selon le cas) est ce qui nous distingue le plus des animaux, ce que nous avons de plus élevé en nous, etc. Or comme il le répète souvent, son but n'est pas de rejeter en masse la tradition et d'inventer maintenant La Seule Philosophie.
Résumons:
1) il ne nie pas l'expérience de liberté
2) il ne nie pas que cette liberté, c'est ce que nous avons de plus précieux, comme l'ont dit quasiment tous les grands penseurs occidentaux.
En revanche, ce qui pose problème pour lui, c'est une certaine façon de concevoir la liberté: celle qui la définit de manière purement négative, par l'absence de connaissance certaine concernant le futur. Or comment définir ou comprendre ce qui, dans notre expérience de tous, est ressenti comme ce que nous avons de plus cher, par ce qui n'est rien d'autre que notre ignorance ... ? Comment dire que ce que nous avons de plus élevé, ce serait la bête et simple ignorance? Comment combiner cela avec un autre fil rouge de notre tradition, celui qui dit que nous nous distinguons des animaux par nos capacités rationnelles? Comment appeler le fait de de temps en temps ne pas savoir exactement quelles seront les conséquences de nos actes notre 'liberté' ... ?
Ceux qui ont opté pour cette définition de la liberté comme absence de savoir de l'avenir prennent d'habitude des situations très précises comme exemples: celles où un acte de décision pro X au lieu de pro Y puisse déboucher sur des états du monde très différents, ayant de graves conséquences pour celui qui doit décider. Mais ayant ce types de conséquences ou au contraire des conséquences tout à fait insignifiantes ne change rien à l'essentiel de la définition: c'est l'expérience active de ne pas connaître toute la chaîne des causes aux effets qui est appelé 'liberté'.
Avoir peur du chômage pe, revient à ne pas être certain d'être viré, ou si on l'est déjà, à ne pas être certain comment bien organiser sa vie dans un tel état. La seule chose différente entre une telle situation et une situation comme (pour prendre un des exemples favoris des philosophes anglo-américains) un jeu d'échec où l'on ne sait pas non plus ce que l'autre va faire quand on déplace telle ou telle pièce, c'est la gravité des conséquences. C'est tout.
Si on veut appeler ce type d'actes des actes où se montre par excellence la 'liberté', alors rien ne nous empêche d'appeler libre le papillon qui, au fin fond de la fôret amazonienne, a battu à un moment x son aile gauche un peu plus vite que son aile droite, situation dont nous savons qu'elle peut déclencher des inondations de l'autre bout de la planète, mais dont le papillon en question ne sait absolument rien. Or il va de soi que cela, appeler ce papillon 'libre', va tout à fait à l'encontre de notre intuition spontanée. Conclusion de Spinoza: dans ce cas, il ne faut pas abandonner l'idée que les humains peuvent poser des actes libres, il faut simplement trouver une définition qui correspond MIEUX à nos expériences de liberté que celle de l'absence de prescience (ou de savoir tout court, quand il s'agit de connaître les causes qui déterminent nos actes). Ce qui nous amène à ce que vient d'écrire Hokusai:
Hokusai a écrit :
Louisa a écrit:
""""""""""""""Car pour Spinoza, ceci n'est qu'une idée inadéquate, qui revient à s'imaginer être la seule cause de l'accident. """"""""""""""""
Pas la seule cause mais la plus proche .Or Spinoza hiérarchise les cause comme tout un chacun et je dirais que la totalité des causes c’est la cause la plus indéterminée donc la plus lointaine ainsi celle qui ne vient à l’esprit que , sinon tardivement , du moins pas immédiatement ..
Que je sois la cause que mon chien est lâché dans la rue c’est celle très claire et distinct qui me vient immédiatement à l’esprit , les autres causes sont moins claires et moins distinctes
Car Est « cause adéquate celle dont l’effet peut se percevoir clairement et distinctement «
Je dois dire que sans et mon inattention la chose ne serait pas advenue ou bien que par mon inattention elle est advenu , c’est ma faute et pas celle du voisin lequel vaquait à ses occupations .
Spinoza propose en effet une définition de la liberté par notamment la notion de cause adéquate, mais justement, il ne définit pas la cause adéquate par 'celle dont l'effet peut se percevoir clairement et distinctement'. Il y ajoute quelque chose de crucial: le 'par elle'.
E3 Déf I: "J'appelle cause adéquate celle dont l'effet peut se percevoir clairement et distinctement PAR ELLE. Et j'appelle inadéquate, autrement dit partielle, celle dont l'effet ne peut se comprendre par elle seule."
La cause adéquate n'est donc pas la personne qui à un moment x s'imagine être le seul responsable d'un événement, aussi clairement et distinctement qu'il puisse s'imaginer cela. Pour pouvoir l'appeler cause adéquate, il faut que l'événement ne puisse se comprendre QUE par cette personne seule. Ce qui dans ce cas-ci est manifestement faux: un chien lâché ne court pas forcément immédiatement droit à la rue, il aurait pu rester une seconde de plus chez vous, et alors la voiture aurait passé sans problème. Idem cc la voiture: il aurait suffit qu'il roulait un tout petit peu plus vite pour que la rencontre entre lui et le chien ne se fût jamais produite. Bref, il y avait tout un tas de causes concurrentes qui font qu'il devient impossible de vous imaginer seule cause de cet événement. Vous n'étiez qu'une cause partielle, et plus vous y pensez, plus vous devrez constater qu'en fait, vous n'étiez même qu'une cause toute petite dans toute cette affaire.
Car qu'est-ce qui vous a causé de lâcher le chien à cet instant-là, et pas deux secondes plus tard? Et qu'est-ce qui a causé le fait de vous promener avec lui à ce moment-là et et cet endroit-là et pas ailleurs? Vous le fait toujours, c'est une habitude? Mais qu'est-ce qui a créé cette habitude? Et si c'était plutôt exceptionnel, quelle était la cause de cette promenade un peu différente des autres? Et on pourrait continuer avec ce type de questions à l'infini, ce qui, chez Spinoza, ne nous mènera pas à du de plus en plus 'indéterminé', comme vous le dites ci-dessus, mais qui nous donnerait plutôt une idée de plus en plus déterminée et précise de l'arbre 'généalogique' ou causale qui a aboutit à cet événement précis: chien heurté.
Idem d'ailleurs pour le chômage: on peut se dire qu'on aurait dû pe être plus attentif aux signes précurseurs, et que si on l'avait été, on aurait pu anticiper des jugements négatifs (et peut-être injustifiés) et on aurait pu les éviter en se comportant autrement. Mais qu'est-ce qui a fait que l'on y a tout de même pas fait attention? La fatigue? Le fait de ne pas croire à l'éventualité d'un licenciement imminent? Le fait d'avoir été moins motivé, ces derniers temps?
Et inversement, si l'on n'est pas encore viré mais on le craint: qu'est-ce qui pourrait provoquer un licenciement réel? Quelles seraient les causes de ce licenciement? Comment les anticiper?
Dans les deux cas de figure, une ignorance fondamentale restera toujours, mais pour Spinoza, il est très problématique d'appeler notre situation à de tels moments pour autant 'libre'. Il préfère appeler notre Liberté notre salut ou béatitude. Et celle-ci ne consiste pas du tout à se fatiguer de ratiocinations à l'infini, elle est avant tout un sentiment, et un sentiment d'Amour. Amour qui est accompagné d'un profond sentiment d'Acquiescement ou de Satisfaction de l'Âme (les majuscules sont importantes, car elles indiquent qu'il faut prendre ces mots dans le sens précis défini par Spinoza, et pas dans le sens ordinaire).
La liberté chez Spinoza n'est donc pas l'ignorance, mais elle est fondamentalement une Joie.
Il en suit que pour lui, si nous nous disons libres quand nous avons peur du chômage ou quand nous avons lâché notre chien et que par hasard, il a croisé la rue au moment où une voiture y passait, nous donnons bien peu de poids à la notion de liberté. Si pouvoir poser des actes libres, c'est ça la grandeur de l'homme, pour lui c'est absurde de nommer la situation où l'on ne dort pas de peur du chômage une situation qui exemplifierait notre Liberté. Là, on souffre, et c'est tout. On souffre et on est ignorant de comment s'en sortir tout seul. Idem dans le cas du chien: quand vous vous sentez coupable de l'accident, quand vous vous imaginez clairement et distinctement être la seule cause prochaine et pas une cause prochaine partielle, vous allez être plus Triste, vous allez en souffrir. A ces moments-là, Spinoza nous dit: pour moi, vous êtes tout sauf libre.
Enfin, il va de soi qu'un des postulats majeurs de cette définition de liberté, c'est l'idée que tout est déterminé. Hokusai et Fantasueno ont appelé cela une 'croyance', mais je suis d'accord avec Henrique que la philo n'est pas une affaire de croyance. Ce qu'on y fait d'habitude avec les postulats ou prémisses, c'est les accepter temporairement pour pouvoir expérimenter la suite du raisonnement, c'est tout. Car ce dont on demande de juger, c'est bien le résultat pratique de la pensée, pas de la vérité des prémisses, car celles-ci s'appellent 'postulats' précisément quand on ne sait pas prouver leur vérité.
Entre-temps, pe, il se fait que la science a évolué, et n'est plus celle de Galilée et de Newton sur laquelle se basait Spinoza pour y puiser ses postulats de base. Depuis récemment, le temps n'est plus considéré comme n'appartenant qu'à la condition humaine et pas à l'univers en tant que tel. Maintenant, contrairement à ce que postule Spinoza, le temps fait partie de la Nature elle-même. Et il semble bien qu'il existe, dans la Nature même, des phénomènes non déterminés, ce qui serait ce que Spinoza appelle des 'causes libres', des causes qui produisent des effets sans être elles-mêmes causées. Pour l'instant, les physiciens sont donc en train de complexifier l'idée de déterminisme absolu.
Parallèlement, comme le souligne Badiou, Cantor a créé une théorie des ensembles où tous les objets mathématiques se laissent définir à partir de l'ensemble vide. Badiou en conclut qu'il faudrait donc abandonner l'idée d'un univers 'plein', tel qu'on le concevait au XVIIe, mais accepter la possibilité d'une création à partir du vide. Cela aussi renverse un des postulats essentiels de la philosophie de Spinoza.
Or pour moi, tout cela ne change rien au niveau proprement PHILOSOPHIQUE. Car ce déterminisme et cette absence du vide, Spinoza l'a pris comme point de départ d'une pensée qui est cohérente en tant que telle. Si l'on conçoit la philosophie comme la construction de problèmes précis, ensemble avec les concepts qui leur correspondent, il ne faut pas attendre d'elle la Seule Vérité, comme nous en prévient déjà Spinoza. Il faut attendre d'elle qu'elle ait la capacité de modifier nos idées et nos affects, et donc nos comportements, si on est prêt à se livrer à l'exercice de non seulement la lire, mais l'EXPERIMENTER.
Dans ce sens, la question proprement philosophique, en lisant Spinoza, n'est pas de savoir si tout cela est bien vrai. C'est de se demander QUEL EFFET cette manière de concevoir les choses a sur nous quand nous l'appliquons exactement comme Spinoza nous a voulu la communiquer.
Aujourd'hui on sait que CERTAINS événements naturels sont non déterminés. Mais ce n'est le cas que pour des systèmes loins de l'équilibre. Peut-on en conclure que certains actes humains ne sont pas entièrement déterminés? On n'en sait rien. L'important, c'est de savoir ce que cela donne comme effet sur la Tristesse (telle que Spinoza la définit) de se laisser affecter par toutes les idées des causes qui ont concouru à tel ou tel événement. Et pour le savoir, il faut d'abord être bien certain de comprendre ce qu'il dit dans le sens précis qu'il a voulu donner aux mots. C'est pourquoi ce travail d'exégèse de textes est tout sauf une idôlatrie, mais simplement le seul moyen pour bien comprendre CE QUE Spinoza nous veut faire expérimenter. Sans cela, impossible de le mettre en pratique. Et sans l'avoir mis en pratique, impossible de juger de son utilité dans la vie quotidienne. Donc impossible de juger la valeur de cette philosophie pour soi-même.
Moi-même pe je ne suis que dans la phase de l'exploration. Si je le suis toujours, après une bonne année, c'est parce que certains effets partiels de ma lecture m'ont bien convaincu de l'intérêt pratique potentiel de continuer à essayer de mieux comprendre. Mais déjà j'ai plutôt tendance à juger le postulat du déterminisme faux. En revanche, pour ce qui concerne l'idée d'un univers plein, j'ai plutôt tendance à la trouver assez sympa. Mais en tant que tel, ce n'est vraiment pas cela l'important. Il suffit de se dire: et SI je m'imagine que tout soit déterminé, et SI je commence à me poser la question des causes, ALORS quand je suis Triste, qu'en suit-il? Une augmentation de ma puissance ou non? Si oui, la philosophie de Spinoza, sur ce point, fonctionne bien tel qu'il le promet. Si non, alors ou bien je n'ai pas tout à fait tenu compte de ses définitions, ou je ne l'ai pas bien mis en pratique, ou cela ne marche peut-être tout simplement pas dans mon cas. Mais le niveau du jugement se situe là, il me semble: dans la vie pratique. Pas dans une éventuelle correspondance entre les postulats et la science actuelle, ou entre les postulats et ma croyance en eux.
Bien cordialement,
Louisa