La béatitude est-elle une grâce ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 05 juin 2016, 15:20

Partons d’un commentaire de Henrique à propos du film « The Tree of Life » dans lequel on trouve cette phrase :

« Il y a deux voies dans la vie : celle de la nature et celle de la grâce ».

Ce commentaire est en :

http://www.spinozaetnous.org/ftopict-1208.html

Henrique écrit :

« Je n'ai pas encore vu le film "The tree of life" en entier mais il est manifestement construit sur l'opposition de la grâce et de la nature et la nécessité pour chaque être de "choisir" entre l'une ou l'autre. […]
En langage spinoziste, cela pourrait donner ceux dont la complexion les porte à ne connaître que la nature naturée, cherchant à posséder et à s'approprier un maximum de ces choses vaines que cherchent les hommes ordinaires pour finir par tout lâcher au moment de la mort. Ceux-là peuvent éviter trop de malheurs s'ils vivent selon le second genre de connaissance. Et il y a ceux dont la complexion et l'évolution les portent à tout connaître à partir de la nature naturante, de sorte que lorsqu'ils vivent en conformité avec leur nature, tout leur apparaît lumineux, vivant, pur. "La grâce ne cherche pas sa satisfaction, elle accepte d'être ignorée, oubliée, rejetée, elle accepte les insultes et les coups." cela pourrait être une belle définition de la béatitude spinozienne aussi. Tout est pur pour les esprits purs. »

Par « grâce », entendons une chose accordée « gratuitement », que l’on ne reçoit pas comme récompense de nos efforts. En ce sens, Spinoza conçoit la béatitude comme une grâce car il démontre dans la dernière proposition de l’Ethique que :

« La béatitude n’est pas la récompense de la vertu, mais la vertu même ; et ce n’est pas parce que nous réprimons les désirs capricieux que nous jouissons d’elle, c’est au contraire parce que nous jouissons d’elle que nous pouvons réprimer les désirs capricieux » (traduction Pautrat)

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 05 juin 2016, 16:48

Dans ses leçons sur le spinozisme professées en 1912-1913 (rééditées par Vrin en 2005 : « Le spinozisme »), Victor Delbos commente cette dernière proposition de l’Ethique (E V 42). Il écrit :

« En tout cas il [Spinoza] maintient que l’apparent progrès des âmes vers la béatitude n’a point dans l’effort même dont il semble résulter sa cause véritable, car cet effort ne fait qu’exprimer dans la durée ce que nous sommes de toute éternité en Dieu et par Dieu. » (p. 168)

Il poursuit :

« Il y a là une sorte d’équivalent rationnel de la doctrine de la Grâce en ce qu’elle peut avoir de plus opposé à l’efficacité et même à la possibilité d’initiatives individuelles dans la vie présente (cf. TTP chap. 12 [1]). Pourtant la vie présente, avec ses épreuves et ses oppositions plus ou moins surmontées, n’ajoute-t-elle rien au décret qui fixe notre destinée ? Question que sans doute Spinoza eût tenue pour vaine. » (p. 169)

[1] Delbos fait sans doute allusion au passage du TTP dans lequel Spinoza écrit que nous devons admettre sans réserve que l’Ecriture énonce que notre salut dépend de la seule grâce de Dieu (§ 11, Geb. p. 165)

V. Delbos explique pourquoi Spinoza eût tenue pour vaine la question précédente. C’est, notamment, parce que :

« […] les existences dans la durée […] sont des conséquences que développe l’ordre des essences par la toute-puissance de l’Être infini : elles sont réelles à ce titre, mais sans pouvoir accroître d’elles-mêmes la réalité qui leur échoit. […] De la vie présente il doit donc demeurer dans les âmes raisonnables la conscience de la nécessité universelle qui donne lieu à la détermination des êtres finis les uns par les autres, et cette conscience de la nécessité universelle se lie à l’intuition qu’elles ont de leurs essences éternelles. » (ibid.)

En conclusion :

« […] en réalité, c’est toujours la connaissance de notre union rationnelle avec Dieu qui est le seul instrument efficace de notre salut, non la prétention de notre vouloir à dépasser ce que nous sommes en s’appuyant sur des modalités passagères de la vie présente.
Nous n’agissons donc que selon ce que nous sommes éternellement ; c’est-à-dire que notre prédestination, si l’on peut employer le mot, est entière. » (pp. 169-170)

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 05 juin 2016, 17:57

La béatitude spinozienne est une grâce, un « secours extraordinaire » tout à fait immérité qui survient à l’improviste et que rien ne justifie.
Il paraît même souhaitable d’avoir abandonné toute illusion sur notre dignité et sur notre utilité sociale pour l’éprouver, envers et contre tout.
La béatitude c’est l’amour intellectuel de Dieu, c’est-à-dire l’amour dont Dieu s’aime lui-même comme le démontre E V 36. C’est donc un amour universel et inconditionnel qui ne s’attache pas la qualité de celui qui l’éprouve.
Clément Rosset, en parlant de la joie comme de la force majeure, vise aussi ce que Spinoza appelle la béatitude :

« La simple prise en considération de la réalité, le simple exercice de la réflexion suffisent ici à décourager tout effort, – sauf s’il s’y mêle l’assistance de la joie qui, telle celle du Dieu pascalien, vient se substituer aux forces défaillantes pour faire triompher, in extremis et contre toute attente, la cause la plus faible : ce par l’entremise d’un soutien que Pascal, dans l’apologue terminal de la seconde Provinciale, définit justement comme « secours extraordinaire ». Reste que ce secours de la joie demeure à jamais mystérieux, impénétrable aux yeux mêmes de celui qui en éprouve l’effet bienfaisant. Car au fond rien n’a changé pour lui et il n’en sait pas plus long qu’avant : il n’a aucun argument nouveau à invoquer en faveur de l’existence, il est toujours parfaitement incapable de dire pourquoi ni en vue de quoi il vit, - et cependant il tient désormais la vie pour indiscutablement et éternellement désirable. C’est ce mystère inhérent au goût de vivre que résume un vers d’Hésiode, au début des Travaux et les jours : krupsantès gar ékousi théoi bion anthropoisi, « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes ». (La force majeure pp. 26-27 – Minuit 1983)

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar hokousai » 05 juin 2016, 23:23

Henrique a écrit :« Je n'ai pas encore vu le film "The tree of life" en entier
J' espère qu'il a eu le loisir de le voir en entier .

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 06 juin 2016, 10:41

La béatitude, écrivions-nous, c’est l’amour intellectuel de Dieu, c’est-à-dire l’amour dont Dieu s’aime lui-même comme le démontre E V 36.
Nous apprenons que Dieu s’aime lui-même en E V 35 :

« Dieu s’aime lui-même d’un Amour intellectuel infini »

La démonstration de cette proposition s’appuie sur un Dei natura gaudet infinita perfectione (La nature de Dieu se réjouit d’une perfection infinie – traduction Misrahi).
Le mot « gaudet » se réfère au « gaudium » que Spinoza a défini comme suit :
« Le Contentement (gaudium) est une Joie qu’accompagne l’idée d’une chose passée qui s’est produite contre l’Espérance ». (E III déf. aff. 16)
Ariel Suhamy, qui commente la proposition et sa démonstration, s’étonne (Spinoza pas à pas p. 247 – Ellipses 2011) :

« Cette jouissance, c’est la jouissance même de Dieu, que Spinoza nomme ici épanouissement (gaudium), ce qui surprend, vu que cet affect a été défini par relation à la durée, et à son caractère imprévisible pour nous : comment Dieu pourrait-il ressentir un tel affect ? Ce qui peut apparaître comme une simple homonymie traduit en fait le surgissement inattendu, dans la durée même de l’âme, d’un affect éternel ; et, même contre l’espoir, puisque nous avons depuis la proposition 19 renoncé définitivement à l’espoir imaginatif d’être aimé en retour par Dieu. »

L’utilisation de gaudet pour caractériser l’amour de Dieu pour lui-même qui, comme l’énoncera E V 36, n’est autre que la béatitude, confirme que cette dernière est une grâce qui surgit de façon inattendue dans l’âme.
Cette grâce ne nous est jamais refusée car la béatitude, « nous y sommes depuis toujours » comme le dit Ariel Suhamy dans la présentation de sa thèse qu’on peut lire en :

http://cerphi.ens-lyon.fr/spip.php?article41

« Dans cette lecture un mot m’a servi de fil conducteur : le verbe gaudere, que la cinquième partie de l’Éthique applique à Dieu comme aux hommes pour parler de la béatitude. Comme le gaudium est une joie qui survient praeter spem (contre ou, mieux, par-delà tout espoir), il correspondait à mon expérience de lecture face aux « péripéties » finales de l’Éthique V. Soudain, contre toute attente, nous apprenons que Dieu aime les hommes, et que la fameuse béatitude recherchée, nous y sommes depuis toujours. Ce qui paraissait impossible soudain devient possible et paraît réel, au moins le temps de la lecture. »

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 08 juin 2016, 11:40

Pierre Zaoui, dans une interview publiée dans le numéro hors-série de Philosophie magazine « Spinoza Voir le monde autrement » (Avril-Juin 2016) parle également du caractère apparemment miraculeux de la béatitude :

« Et pourtant, il existe une forme de miracle spinoziste, d’un strict point de vue éthique, c’est-à-dire du point de vue de l’individu aliéné (l’homme pleinement libre, s’il pouvait exister autrement qu’en fiction, n’aurait pas besoin d’éthique). Car, pour un sujet, parfois une idée vraie apparaît, suivie de son cortège de joies et de nouvelles puissances, et parfois non. Mais on ne sait pas pourquoi. On a tous une idée vraie, mais on n’y a pas toujours accès : souvent, nos idées sont confuses, mutilées. Elles ne sont jamais entièrement fausses (sinon elles n’existeraient pas), mais elles sont presque toujours rendues confuses. Connaître la joie de l’idée vraie dans sa plénitude, c’est cela un miracle athée : la reconnaissance du rôle décisif d’une part d’inexplicable dans l’orientation de sa vie. »

A la remarque « Mais on ne choisit pas de faire survenir la vérité… », il répond :

« Oui, vous ne pouvez pas choisir. Décider de soi, ce n’est pas choisir sa vie comme sur un étalage de supermarché. C’est plutôt être aux aguets comme un animal pour que, le moment venu où quelque chose s’entrouvre de la vérité, on soit capable de poursuivre ce mouvement de l’intelligence plutôt que de retomber dans ses passions ordinaires. C’est donc beaucoup moins un geste de décision souveraine ou de libre décret de la raison à la Descartes qu’un miracle personnel. Pourquoi cela marche-t-il un jour ? On a tous fait cette expérience-là. Vous vous dites : « je dois faire ça », arrêter de fumer par exemple, et n’y parvenez pas. Et puis un jour, miracle, ça marche. Quelque chose s’éclaire, mais vous ne savez pas quoi. Si l’on creuse cette éclaircie, on peut faire basculer non sa vie (puisque, au fond, on a toujours la même vie : le sage spinoziste chauffeur de bus vivra une transformation de son rapport au monde sans changer de métier) mais sa pensée. La béatitude spinoziste est là, pas ailleurs : dans l’émerveillement soudain devant les forces d’intelligence que l’on découvre subitement en soi. C’est une joie qui vient de la propre puissance de son entendement et s’engendre donc elle-même. Rentrer dans la béatitude, c’est accéder à un type de joie assez puissant pour s’engendrer lui-même.
De ce point de vue, ceux qui sont pleinement heureux, et qui réalisent le mieux le spinozisme, sont ceux qui s’en tiennent au plan tracé à partir d’une seule idée vraie. C’est une sorte d’apologie de la monomanie en fin de compte : vous ne pouvez pas être à la fois un grand philosophe, un grand peintre, un grand amant. Pour être pleinement spinoziste, il faut creuser et développer l’expérience de béatitude que vous avez eue dans le plan où vous l’avez eue. Si c’est dans l’amour, c’est devenir un grand amant, si c’est dans la philosophie, c’est de poursuivre la philosophie : il ne faut pas trop vous soucier du reste. Celui qui a besoin à la fois de l’art, de la musique, de la philosophie, de la science, de l’amour, de l’amitié, celui-là n’arrivera jamais à construire un plan proprement spinoziste. »

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 12 juin 2016, 16:59

Au début de la partie II de l’Ethique, Spinoza écrit qu’il en vient maintenant à expliquer « les choses qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l’Esprit humain et de sa suprême béatitude ».
Toutefois, à la fin d’un entretien avec Raphaël Enthoven, à propos de la cinquième partie de l’Ethique, Pierre Macherey qui, pourtant, a longuement étudié et commenté Spinoza, finit par dire :

« Je vous dis franchement : l’amour intellectuel de Dieu, la science intuitive et la connaissance du troisième genre, je n’y suis jamais arrivé ».

On peut entendre cela à la minute 34 du dialogue en :

https://www.youtube.com/watch?v=-5kY0W4FiVg

Auparavant, P. Macherey avait tenu les propos suivants :

« Le texte de l’Ethique ne nous propose pas un programme de libération clefs en mains où il n’y aurait qu’à lire le texte et suivre et appliquer des recettes. Le texte, tel qu’il se présente à nous, nous met devant des obstacles et nous demande de trouver en nous-mêmes des moyens de les franchir » (minute 3)
« Que fait Spinoza à la fin de son ouvrage ? C’est nous pousser justement à la limite, jusqu’à un point où on se demande si on a bien compris, si c’est possible, si ça correspond à quelque chose de réellement admissible, et la réponse est suspendue » (minute 27)

Il ajoute :

« Il [Spinoza] a jugé, au fond, que ce n’était pas plus mal, à la fin de son livre, de jeter à la tête de son lecteur, quelque chose d’énorme » (minute 36)
« Ce retour [au singulier, à l’existence], c’est à nous de le faire. Il n’éprouve pas le besoin de tout nous expliquer, de nous mâcher la tâche, de faire le travail pour nous. Il pose les jalons d’un itinéraire que nous avons nous-mêmes à parcourir et cette cinquième partie doit être lue de cette façon-là. Ce sont des points de repère, c’est à nous d’essayer de donner un contenu à ces idées… si nous pouvons. » (minute 37)

Rendu à la fin de l’Ethique, le lecteur constate que la voie qui était censée le mener à la « vraie satisfaction de l’âme » (E V 42 sc.) se perd et qu’il lui appartient, ici, de tracer son propre chemin… à ses risques et périls (1).

(1) « Si tu vas là où t’entraîne ton désir… peut-être en mourras-tu, mais de toute façon tu meurs de ne pas y aller. Alors ?
Mourir pour mourir, ne vaut-il pas mieux vivre à ta place que de ne point vivre et d’avoir à mourir quand même ? » (Jacques Durandeaux, Poétique analytique p. 185 – Seuil 1982)

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 19 juin 2016, 11:13

Nous avons vu ci-dessus que Ariel Suhamy relève que, dans la cinquième partie de l’Ethique, Spinoza applique le verbe gaudeo « à Dieu comme aux hommes pour parler de la béatitude »
La question est de savoir s’il faut entendre le verbe gaudeo à partir du substantif gaudium que Spinoza a défini une première fois en E III 18 sc. 2 comme « une joie née de l’image d’une chose passée dont nous avons douté de l’issue »
Ariel Suhamy fait part des réserves d’autres commentateurs, dans son ouvrage « La communication du bien chez Spinoza » (Classiques Garnier 2010), pages 411-412 :
Pascal Sévérac : « Il est clair qu’il ne faut pas y entendre l’écho du gaudium défini en E III déf. 16, qui concerne uniquement une chose passée »
Alexandre Matheron : « Le mot gaudet est évidemment impropre si du moins l’on se souvient de la définition du mot gaudium telle que la donne E III 18 sc. 2. Mais comment parler de l’éternité ? »
Bernard Rousset : « gaudere est un verbe ambigu, intermédiaire entre “ avoir la possession de ” et “ avoir la joie de ” : cette ambiguïté permet le passage à l’amour »
Toutefois, à l’appui de la position de Ariel Suhamy, indiquons ce qui suit.

Le substantif gaudium a 12 occurrences dans l’Ethique et le verbe gaudeo 29.
La première occurrence de gaudium est dans le scolie 2 d’E III 18 dans lequel il est défini (cf. ci-dessus).
La première occurrence de gaudeo se situe en E III 24 sc. 2, donc après la définition de gaudium. Certes, Spinoza n’écrit jamais qu’il entend gaudeo en référence à gaudium et les traducteurs rendent le verbe le plus souvent par « jouir » et, parfois, « se réjouir », « être content », « se complaire »
Le verbe gaudeo signifie une jouissance : jouissance de soi, jouissance d’être, jouissance d’être soi, qu’accompagne une joie. Dans le cas de l’homme, cette jouissance joyeuse est d’autant plus forte qu’il s’en est senti privé et qu’elle survient comme par surprise, alors qu’il ne l’attendait pas. D’où l’assimilation à une grâce, ce que nous essayons de soutenir sur ce fil.
Sylvain Zac parle également de grâce (L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza pp.209-210 – PUF 1963) :

« L’homme, ainsi uni à Dieu, est, comme Dieu lui-même, au-delà du bien et du mal, car en jouissant infiniment de l’existence et de la perfection, malgré son caractère de finitude, sa vertu est alors puissance absolue et non simplement augmentation de puissance. La notion de péché n’a plus pour lui aucun sens. C’est pourquoi on peut dire que l’amour intellectuel de Dieu est, chez Spinoza, l’équivalent de l’idée chrétienne de Grâce divine, si on désigne par ce mot, comme l’affirme Maurice Blondel, « la condescendance divine, en vertu de laquelle l’homme (avant la chute par la vocation première, après la chute par la Rédemption) est élevé à une destination surnaturelle (Vocabulaire de Lalande – article Grâce) »

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 19 juin 2016, 16:55

Si la béatitude apparaît parfois comme une grâce (un miracle, dit Pierre Zaoui), c’est que l’état de béatitude n’est pas définitif. Il est inévitable que le sage redevienne parfois ignorant en vertu du corollaire d’E IV 4 :

« De là suit que l’homme est nécessairement toujours sujet aux passions, qu’il suit l’ordre commun de la Nature et lui obéit, et qu’il s’y adapte autant que l’exige la nature des choses. »

Spinoza le signale dans le scolie d’E V 42 en écrivant que le sage « a l’âme difficilement émue ». Difficilement peut-être mais parfois quand même.
Soumis aux passions et, de ce fait, redevenu ignorant, le sage oublie qu’il tient son être de Dieu et il se sent menacé de déréliction. A cette menace répond la production d’un moi artificiel : un ego qui n’est qu’un effet de la passion, comme le dit Spinoza en écrivant que dès qu’il cesse d’être soumis à la passion, l’ignorant cesse aussi d’être (E V 42 sc.).
Lorsque le sage redevenu ignorant comprend que cet ego n’est rien, n’est qu’un leurre, cela lui ouvre les yeux sur son être véritable. Il redevient soudainement conscient « qu’il est en Dieu et se conçoit par Dieu » (E V 30) et cette illumination soudaine lui apparaît comme une grâce.
En réalité, il n’a jamais cessé d’être en Dieu car, comme le dit Pierre Macherey dans le dialogue avec Raphaël Enthoven déjà signalé :

« Il n’y a rien à attendre de Dieu car Dieu nous a déjà tout donné. » (minute 44)

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Re: La béatitude est-elle une grâce ?

Messagepar Vanleers » 20 juin 2016, 11:14

Le livre de Sylvain Zac « L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza » a été publié en 1963. Non réédité, il est difficile à trouver aujourd’hui.
On trouvera ci-dessous le début du dernier chapitre dans lequel l’auteur montre que ce que nous pouvons espérer de la conversion à la vision du monde de l’Ethique c’est : la béatitude, l’immortalité de l’âme, la liberté et la gloire.
Rien de moins.

« Le Sage est régénéré par la connaissance vraie. Dans la mesure où il est uni étroitement à Dieu, il participe à son activité infinie et échappe ainsi au changement et à la corruption. La régénération de l’homme se fait par le passage du « plan du temps » au « plan de l’éternité », du régime de la passion au régime de l’action.
Cette régénération est, en même temps, une conversion, un changement dans le statut métaphysique de notre existence. La conscience de l’éternité nous délivre, en effet, des misères liées à notre condition spatio-temporelle ; elle est jouissance de l’existence de notre essence singulière, immédiatement unie à l’essence éternelle et infinie de Dieu, ou, autrement dit, à la vie de Dieu. Il faut d’ailleurs préciser que cette conversion, qui n’a pas lieu dans une « minute essentielle » par je ne sais quelle irruption intérieure ou extérieure, mais qui est, au contraire, le terme d’un long itinéraire, d’un long détour, au cours duquel se déploie l’effort de l’intelligence pour comprendre les choses par « notions communes », aboutit, en réalité, à une conversion de soi à soi-même, c’est-à-dire à une prise de possession de ce qui nous définit en propre, à savoir le conatus, considéré en lui-même, indépendamment de l’action qui en entrave le déploiement dans notre vie quotidienne (E V 36 sc.).
Union du fini et de l’infini, union de moi à moi-même, en tant que j’ai conscience de mes relations à la vie de Dieu, cause immanente de mon être, cette conversion est Béatitude, Immortalité de l’âme, Liberté et Gloire.
Elle est Béatitude, car de cette union naît la satisfaction de l’esprit la plus grande, accompagnée de l’idée de soi-même, et, par conséquent, de l’idée de Dieu comme cause. Elle est joie, à condition qu’on précise, comme lorsqu’il s’agit de la joie qui accompagne l’amour dont Dieu s’aime lui-même, qu’elle n’est plus passage d’une perfection moindre à une perfection plus grande, mais jouissance de la perfection elle-même (E V 42 dém.).
Elle est Immortalité de l’âme. En effet, ce qui périt dans notre psychisme, après la mort, c’est tout ce qui, comme l’imagination et la mémoire, relève de l’état du corps, en tant qu’il est soumis à des conditions extérieures. Mais ce qui subsiste est ce qui nous définit éternellement, à savoir la vie elle-même, la vie éternelle de Dieu, en tant qu’elle s’exprime, dans mon essence singulière, comprise dans les attributs de Dieu (E V 40 cor.).
Elle est Liberté, car, exactement comme la causalité immanente de Dieu, elle est activité infinie, absence de toute passivité. Dans la mesure où mon entendement s’unit à l’entendement infini de Dieu, mes idées sont aussi vraies que les idées qui constituent l’entendement infini de Dieu et, par conséquent, dépendent non pas des fluctuations de l’imagination, liées à l’action des causes extérieures, mais de ma propre nature.
Elle est enfin Gloire. […] Chez Spinoza, lorsqu’elle se rapporte à Dieu, la Gloire est la joie qui accompagne l’idée de son activité infinie, c’est-à-dire de sa vie éternelle, en tant qu’elle s’exprime dans toutes les manifestations de l’Être, connues et inconnues de nous ; en tant qu’elle se rapporte à l’homme, elle est la joie qui accompagne l’idée de soi-même, en tant que l’homme, conscient de soi-même, des choses et de Dieu, sait que sa propre vie est la vie même de Dieu, en tant qu’elle s’exprime dans son essence propre, considérée en elle-même (E V 36 sc.).
Autant dire que la conscience que l’homme a de son union avec Dieu est le principe de notre salut. « Nous comprenons par là en quoi consiste notre salut, autrement dit béatitude, autrement dit Liberté, à savoir, dans un Amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l’Amour de Dieu envers les hommes » (E V 36 sc.). L’homme, ainsi uni à Dieu, est, comme Dieu lui-même, au-delà du bien et du mal, car en jouissant infiniment de l’existence et de la perfection, malgré son caractère de finitude, sa vertu est alors puissance absolue et non simplement augmentation de puissance. La notion de péché n’a plus pour lui aucun sens. C’est pourquoi on peut dire que l’amour intellectuel de Dieu est, chez Spinoza, l’équivalent de l’idée chrétienne de Grâce divine, si on désigne par ce mot, comme l’affirme Maurice Blondel, « la condescendance divine, en vertu de laquelle l’homme (avant la chute par la vocation première, après la chute par la Rédemption) est élevé à une destination surnaturelle (Vocabulaire de Lalande – article Grâce) »


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