Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2015, 15:11

Pierre Le Coz, dans « Le gouvernement des émotions » (Albin Michel 2014) soutient :
1) d’une part que les émotions se modèrent mutuellement : par exemple la colère qui me pousse à commettre certains actes et la peur des représailles qui, à l’inverse, me pousse à ne pas le faire ou, du moins, à les atténuer.
2) d’autre part que les émotions révèlent des valeurs : par exemple le sentiment d’indignation révèle que nous considérons la dignité comme une valeur.

Pouvons-nous rapprocher ces deux thèses de ce qu’en dit Spinoza dans l’Ethique ?

Commençons par la première et reprenons l’exemple de la colère et de la crainte.
Toutes deux sont des passions tristes :

« La Colère (ira) est le désir qui nous incite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons. » (E III Déf. des affects 36)

« La Peur (metus) est une Tristesse inconstante née de l’idée d’une chose future ou passée sur l’issue de laquelle nous avons quelque doute. » (E III Déf. des affects 13)

Ces deux affects vont déterminer deux désirs de faire quelque chose, comme le précise la définition du désir :

« Le Désir est l’essence même de l’homme en tant qu’on la conçoit déterminée, par suite d’une quelconque affection d’elle-même, à faire quelque chose ». (E III Déf. des affects 1)

Or, ces deux désirs, l’un déterminé par la colère et l’autre par la crainte, entraînent l’homme dans des sens différents comme rappelé ci-dessus.
C’est le moment de rappeler ici une quatrième définition de l’Ethique :

« Par affects contraires, j’entendrai dans la suite ceux qui entraînent l’homme dans des sens différents, quand même ils sont du même genre, comme le goût pour le luxe et l’avarice qui sont des espèces d’amour ; et ce n’est pas par nature, mais par accident, qu’ils sont contraires. » (E IV déf. 5)

Spinoza donne l’exemple de deux amours, c’est-à-dire de deux joies qui sont contraires car elles déterminent des désirs qui entraînent l’homme dans des sens différents : dépenser son argent pour des produits de luxe ou le thésauriser.
Deux joies peuvent être contraires, deux tristesses aussi et l’exemple de la peur et de la colère aurait pu illustrer la définition de ce que Spinoza appelle des affects contraires.
Remarquons que cette définition n’a aucune postérité dans l’Ethique mais Spinoza fait appel à cette notion en E IV 7 :

« Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer. »

Contrairement à ce que nous pourrions penser spontanément, une tristesse n’est pas réprimée ou supprimée uniquement par une joie mais peut l’être aussi par une tristesse contraire. L’Ethique explique donc la première thèse de P. Le Coz.

Nous examinerons dans un prochain post sa deuxième thèse.

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2015, 16:56

Voyons maintenant la deuxième thèse de Pierre Le Coz selon laquelle les émotions révèlent les valeurs : par exemple le sentiment d’indignation révèle que nous considérons la dignité comme une valeur.

La notion de valeur renvoie à la morale et à la distinction entre le bien et le mal. Or, Spinoza écrit :

« Par bien j’entends ici tout genre de Joie, ainsi que tout ce qui y contribue, et principalement ce qui donne satisfaction au regret [desiderium], quel qu’il soit. Et par mal tout genre de Tristesse, et principalement ce qui déçoit le regret. Nous avons en effet montré plus haut (E III 9 sc.) que ce n’est pas parce que nous jugeons que quelque chose est un bien que nous le désirons, mais au contraire, que c’est ce que nous désirons que nous nommons un bien ; et par conséquent nous appelons un mal ce pour quoi nous avons de l’aversion ; et c’est donc selon son affect que chacun juge ou estime ce qui est bien, ce qui est mal, ce qui est meilleur, ce qui est pire, et enfin ce qui est le meilleur et ce qui est le pire. » (E III 39 sc.)

A lire ce texte, corroboré par d’autres (E IV Préface, E IV 8, …), on comprend d’abord que, pour Spinoza, il n’y a de morale qu’affective, ce qui est un point commun avec la thèse de P. Le Coz.
Toutefois, nous comprenons également qu’il n’est pas question dans ce scolie de valeurs universelles, comme le souligne également Pascal Sévérac (Spinoza Union et Désunion – Vrin 2011) :

« […] il n’y a pour Spinoza de morale que du sentiment : toute valeur se fonde sur un affect, et cet affect dépend lui-même d’un certain imaginaire, de certaines dispositions innées ou acquises. Selon que j’ai telle ou telle croyance (attaché à un culte particulier par exemple), selon que je suis dans tel ou tel état affectif (mélancolie, deuil), je ne suis pas affecté de la même manière par une même chose : mes jugements de valeur relèvent ainsi de la singularité de mon organisme comme de la particularité de mon histoire, eux-mêmes dépendant à la fois de mon essence et des rapports que j’entretiens avec mon milieu biologique et social. » (p. 186)

On comprend, par exemple, que des musulmans puissent être affectés de tristesse par la une du dernier Charlie Hebdo et, en conséquence, lui porter un jugement de valeur très négatif.

Nous verrons plus tard que, de façon quelque peu inattendue, Spinoza réhabilite les valeurs morales à partir d’un modèle de la nature humaine (naturae humanae exemplar) qu’il annonce dans la Préface de la quatrième partie de l’Ethique.

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 20 janv. 2015, 14:57

Pascal Sévérac explique très bien (op. cit. pp. 187-192) ce qu’il désigne par le « moment moral de l’éthique spinoziste » mais il n’est pas possible de le citer intégralement.
Ce moment est initié par l’annonce, dans la Préface de la partie IV, d’un modèle de la nature humaine, c’est-à-dire d’une « représentation de ce que doit être la nature de l’homme, de ce vers quoi nous devons tendre » (p. 188)
Ce modèle est simplement esquissé à la fin de la partie IV :

« On apprend ainsi que l’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort, que sa vertu est aussi grande à fuir le danger qu’à l’affronter, que sa reconnaissance va d’abord aux hommes libres et non aux ignorants, qu’il n’agit pas de mauvaise foi, et est plus libre en obéissant aux décisions communes qu’à lui seul. » (ibid.)

Mais, précise P. Sévérac, « ce qui importe avant tout, ce n’est peut-être pas tant le contenu du modèle que sa forme même : […] l’esprit s’adresse à lui-même sous la modalité du devoir-être. »

Or, ajoute-t-il :

« Le modèle s’adresse à l’esprit « en extériorité », en lui donnant à contempler l’image d’une nature parfaite. Certes, la morale spinoziste ne rejette pas la critique rationnelle des notions de bien et de mal [ce que nous avons vu dans le post précédent], mais elle s’appuie sur elle pour en faire les instruments – imaginatifs – d’un progrès – qui lui est rationnel. Cet imaginaire est nécessaire parce que même le lecteur de l’Ethique, qui pourtant est déjà engagé dans la voie géométrique, continue à penser sa vie en termes de bien et de mal, à se comparer avec les autres et à user de modèles. » (pp. 188-189)

Ce progrès rationnel s’opère en suivant les prescriptions de la raison, c’est pourquoi :
« Surgit ainsi, à maintes reprises dans la partie IV, l’expression dictamina rationis pour désigner les devoirs rationnels, les directives de la raison, les préceptes auxquels obéit celui qui désire se rapprocher du modèle de la nature humaine. » (p. 188)

Mais, dans le scolie d’E III 59, Spinoza a déjà parlé des dictamina rationis à propos de la fermeté (animositas) et de la générosité (generositas) qui composent la fortitude (fortitudo) à laquelle il rapporte tous les affects actifs, c’est-à-dire les affects qui se rapportent à l’esprit en tant qu’il comprend.
Le « moment moral de l’éthique spinoziste » est donc le moment de la fortitude : la morale de Spinoza, nous l’avons vu, est une morale affective.

Revenons maintenant à la thèse de Pierre Le Coz et l’exemple de l’indignation : l’indignation révélerait la dignité comme valeur.
D’un point de vue spinoziste, cette thèse paraît acceptable en partie si l’on considère que la dignité fait partie du modèle de la nature humaine. Toutefois, l’indignation n’est alors qu’un signal et ce signal est ambigu car il peut être le résultat d’une manipulation, comme le signale P. Le Coz lui-même. Il écrit :

Comment pouvons-nous encore nous fier à une émotion qui compte désormais parmi les plus perméables aux stratégies manipulatrices ? » (op. cit. p. 88)

C’est d’ailleurs le propre des émotions qu’il étudie (colère, indignation, respect, compassion, crainte) : elles révèlent des valeurs mais toutes sont manipulables. P. Le Coz retrouve alors les vertus de la raison, ce qui le rapproche de Spinoza :

« [La raison] nous est nécessaire non pas comme instance morale mais en tant que faculté d’examen critique. Ce qu’on peut attendre des hommes ce n’est pas qu’ils utilisent leur raison pour contrôler leurs émotions mais qu’ils s’en servent pour interroger la nature exacte de ce qu’ils ressentent. Le rôle de la raison est de repérer les émotions qui nous gouvernent à notre insu, de cerner ce qui encombre de scories psychiques le chemin qui va des expériences émotionnelles aux valeurs, de débusquer la signification narcissique ou traumatique de certaines émotions inauthentiques. La raison n’a pas pour fonction de vaincre les émotions mais d’identifier les intrus affectifs : qu’en est-il, par exemple, des épisodes émotionnels qui portent la marque des aspects névrotiques de notre personnalité ou des aléas de notre histoire personnelle ? » (pp. 48-49).

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 20 janv. 2015, 16:42

Commentant E IV 68 (« Si les hommes naissaient libres, ils ne formeraient aucun concept du bien et du mal, aussi longtemps qu’ils seraient libres. », Pascal Sévérac écrit :

« Doit-on en déduire que la philosophie spinoziste est une éthique par-delà bien et mal ? Ethique de la connaissance rationnelle et non morale du devoir, éthique de la joie intellectuelle et non morale de l’obéissance, en finit-elle avec tous les instruments de la morale ordinaire – jugements de valeur, obligations de la volonté, impératifs de conduite ? » (op. cit. p. 181)

Il montre que :

« L’éthique spinoziste n’est une éthique par-delà bien et mal qu’à travers un certain genre de connaissance : celui qui saisit, comme « d’un seul coup d’œil », l’union ontologique de l’essence humaine avec l’essence divine.
La considération de l’homme comme libre, comme guidé seulement par la raison, est donc une considération qui dépasse la raison elle-même, entendue comme deuxième genre de connaissance : seul le troisième genre de connaissance est amoral ; le deuxième, lui, doit faire avec les notions imaginaires de bien et de mal. C’est pourquoi l’éthique, qui s’ente sur le déploiement de la raison, ne saurait se passer des valeurs morales. » (pp. 182-183)

Voilà qui relativise la position de Gilles Deleuze lorsqu’il énonce :

« Je dirais que la valeur c'est exactement l'essence prise comme fin. Ça, c'est le monde moral. L'achèvement du monde moral, on peut dire que c'est Kant, c'est là en effet qu'une essence humaine supposée se prend pour fin, dans une espèce d'acte pur. L'Éthique c'est pas ça du tout, c'est comme deux mondes absolument différents. » (cours sur Spinoza de Décembre 1980)

Certes, l’éthique spinoziste vise le dépassement de la morale et il s’agit en effet de deux mondes différents mais accomplit-on jamais définitivement le passage de la morale à l’éthique, sommes-nous capables de nous en tenir à la connaissance du troisième genre ?
Cela ne paraît pas possible et il n’y a donc pas lieu de mésestimer la morale et ses valeurs auxquelles il est nécessaire de revenir régulièrement, dans le cadre spinoziste évoqué dans le post précédent, à savoir celui du modèle de la nature humaine.

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 21 janv. 2015, 14:49

Les passions tristes peuvent-elles être utiles ? Spinoza répond par l’affirmative, en particulier dans le scolie d’E IV 58 à propos de la honte, de la pitié et de la douleur.
Rappelons-en d’abord les définitions :

« La honte [pudor] est une tristesse qu’accompagne l’idée d’une action dont nous imaginons que d’autres la blâment » (Déf 31 des affects)
« La pitié [commiseratio] est une tristesse qu’accompagne l’idée d’un mal arrivé à un autre que nous imaginons semblable à nous. » (Déf. 18 des affects)
La douleur [dolor] est définie dans le scolie d’E III 11 comme un affect de tristesse qui se rapporte à l’homme « quand une de ses parties est affectée plus que les autres ».

Spinoza écrit dans le scolie d’E IV 58 :

« […] de même que la Pitié, la Honte aussi, quoiqu’elle ne soit pas une vertu, est pourtant bonne en tant qu’elle indique dans l’homme qui rougit de Honte un désir de vivre honnêtement, tout comme la douleur est dite bonne en tant qu’elle indique que la partie lésée n’est pas encore pourrie ; […] »

Toutefois, ces passions tristes, bien qu’utiles (bonnes, dit Spinoza), ne sont pas indispensables, en tout cas pas pour celui qui vit sous la conduite de la raison, comme Spinoza l’explique à la fin du scolie :

« Pour ce qui touche aux Désirs, ils sont évidemment bons ou mauvais selon qu’ils naissent de bons ou de mauvais affects. Mais tous, en vérité, en tant que les engendrent en nous des affects qui sont des passions, sont aveugles […], et ils ne seraient d’aucun usage si l’on pouvait aisément conduire les hommes sous la seule conduite de la raison, comme je vais le montrer rapidement. »

Et, en effet, Spinoza enchaîne avec la proposition 49 :

« A toutes les actions auxquelles nous détermine un affect qui est une passion, nous pouvons être déterminés sans lui par la raison. »

Rien ne s’oppose à ce que l’on étende à d’autres passions tristes que la pitié, la honte et la douleur ce que Spinoza reconnaît à celles-ci : elles peuvent être bonnes pour les hommes qui ne suivent pas la raison. Nous rejoignons ainsi Pierre Le Coz lorsqu’il écrit que les émotions révèlent des valeurs.
Rappelons toutefois que ces passions sont aveugles mais qu’elles le seront moins si elles sont éclairées par la raison critique, comme le soutient également P. Le Coz.

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 21 janv. 2015, 16:25

Spinoza a-t-il lui-même éprouvé ces deux passions tristes que sont la colère et indignation ?
Nous examinerons ici l’« ultimi barbarorum » signalé sur un autre fil lors de la tuerie qui commença dans les locaux de Charlie Hebdo le 7 Janvier.
Il s’agit de la réaction de Spinoza après le lynchage, le 20 Août 1672, de Johan De Witt, Grand Pensionnaire de Hollande et ami de Spinoza et de son frère Cornelis. Rappelons les faits (Steven Nadler Spinoza p. 359 – Bayard 2003) :

« Les deux hommes furent entraînés au bas des escaliers et poussés au milieu de la foule. L’intention était de les pendre mais ils furent frappés avec tant de sauvagerie qu’ils moururent avant d’atteindre le gibet. Leurs corps furent alors suspendus par les pieds et littéralement déchiquetés.
Spinoza fut atterré par ces actes de barbarie perpétrés non par quelque bande de bandits des grands chemins mais par une foule de citoyens qui comptait dans ses rangs des bourgeois respectables de la classe moyenne. Leibniz parla des événements entourant la mort des frères De Witt avec Spinoza lorsqu’il passa par La Haye en 1676 : « J’ai passé plusieurs heures avec Spinoza après le dîner. Il m’a dit que, le jour du massacre des De Witt, il avait voulu sortir le soir et placarder une affiche près du lieu du massacre avec ces mots ultimi barbarorum. Mais son hôte l’avait enfermé dans la maison pour l’empêcher de sortir car il se serait exposé à être mis en pièces. » [rapporté par Freudenthal] »

Nous reprendrons le commentaire d’Alain Billecocq dans la troisième partie, intitulée Ultimi Barbarorum, de son livre : Les combats de Spinoza (Ellipses 1997).
Signalons à nouveau que l’on peut lire ce texte en :

http://philo.discipline.ac-lille.fr/res ... barbarorum

Rappelons les définitions de la colère et de l’indignation :
« La Colère (ira) est le désir qui nous incite, par Haine, à faire du mal à celui que nous haïssons. » (Déf. des affects 36)
« L’indignation (indignatio) est la Haine envers quelqu’un qui a fait du mal à autrui. » (Déf. des affects 20)

A. Billecocq écrit :

« Pourquoi le meurtre d’autrui est-il susceptible de déclencher la colère ? Pourquoi nous fait-il si mal ? Non pas simplement parce qu’il perpètre la mort – celle-ci n’est qu’un phénomène naturel qui se caractérise par la dislocation irréversible d’une unité. Mais parce qu’en refusant de reconnaître la signification qu’autrui, la victime, confère à sa vie, à elle-même, il est la violence la plus extrême. En tuant, les assassins font comme si leurs victimes n’avaient jamais vécu. » (p. 56)

« Spinoza, quant à lui, ne cède pas à la tentation de la vengeance qui entraîne à pénétrer dans le cycle de la mort. Cependant il est possédé par la volonté de réattester sa propre unité qui fut lésée à ses yeux. Ainsi, grâce à l’écriture qui est l’arme du penseur, il transforme sa réaction affective en action dénonciatrice. Ce geste matériel signifie à l’adversaire que le but d’anéantissement n’est pas atteint et vise à provoquer en lui une souffrance due à l’échec partiel car les De Witt vivent toujours dans les mémoires ; en outre, il témoigne aux yeux de tous la réalité de la puissance recouvrée. La publicité du libelle est le moyen philosophiquement le plus efficace de la contestation en retour. » (p. 57)

« C’est […] au nom de la moralité que Spinoza, dans son souci de maintenir la paix, clame son indignation. La paix a été rompue par les assassins ; il ne crie pas vengeance, il demande le retour à la raison. Et certes, il lui faut du courage, car un bout de papier ne représente qu’une force dérisoire à opposer aux poignards. Sa colère est une colère du cœur, au sens où Platon l’entendait, quand celui-ci prend le parti de la raison. Est appelé courageux, l’individu :
« […] lorsque l’ardeur impétueuse qui est en lui sauvegarde, au travers des peines comme des plaisirs, les prescriptions qui viennent de la raison sur ce qui est à craindre ou ne l’est pas. »(République IV 442c)
Le courage consiste à se rappeler et à rappeler et maintenir l’essentiel défini par la raison quand les circonstances voudraient que ce soient les passions qui l’emportent. A cet égard, la vertu d’indignation est une espèce de courage. » (pp. 57-58)

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 23 janv. 2015, 09:48

Léon Brunschvicg (Spinoza et ses contemporains p. 146 – PUF 1971) cite également l’entretien de Leibniz et Spinoza rapporté par Freudenthal et ajoute (mais quelles sont ses sources – Freudenthal ?) :

« Si violente qu’ait été cette crise de douleur et d’indignation, elle fut brève, au point d’étonner ceux qui l’approchaient de plus près ; mais Spinoza avait démontré dans l’Ethique ce théorème : « C’est seulement lorsque nous ne sommes pas affligés de passions contraires à notre nature, que nous pouvons ordonner et enchaîner les affections de notre corps suivant un ordre intelligible » (E V 10). C’est sur la vérité de ce théorème qu’il fonde le caractère et la direction de sa vie. »

Avant de voir, avec L. Brunschvicg, ce que fit Spinoza dans les années qui suivirent l’assassinat des De Witt, indiquons que la une de Charlie Hebdo du 14 Janvier, comme l’« Ultimi Barbarorum » de Spinoza n’est pas un appel à la vengeance.
Certains se sont sentis blessés par cette une pour des raisons religieuses et il est vrai qu’une caricature est mauvaise pour celui qu’elle attriste et bonne pour celui qu’elle fait sourire.
Celui qui s’est senti blessé devrait se demander pourquoi il en est ainsi et s’interroger sur sa religion qui le rend sensible à ce genre de caricature.
On parle de blasphème et il faut rappeler qu’en son temps Spinoza procéda à une désacralisation qui blessa de nombreux juifs et chrétiens.
On peut consulter, à ce sujet un article de Antoine Fleyfel : « Spinoza et le problème du sacré au XVII° siècle » en :

http://www.cairn.info/revue-recherches- ... ge-241.htm

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 23 janv. 2015, 11:59

Léon Brunschvicg cite la proposition E V 10 (voir post précédent) et on rappellera que son scolie expose un véritable traitement préventif des passions tristes.

L. Brunschvicg explique ensuite ce que fit Spinoza après l’assassinat des frères De Witt :

« Il s’était relevé lui-même ; il avait désormais à relever les autres. Il orienta son travail vers l’éducation politique de ce même peuple que le fanatisme autocratique de Louis XIV menaçait du dehors, que le fanatisme démagogique des Orangistes comprimait au-dedans. Les œuvres entreprises par Spinoza après l’achèvement de l’Ethique, et que la mort devait brusquement interrompre, révèlent un plan d’application immédiate à la culture hollandaise. D’une part assurer la base rationnelle qui convient au développement de l’esprit, et c’est à quoi répond le projet d’une Algèbre exposée suivant une méthode plus courte et plus intelligible [Préface des Œuvres posthumes, 1677]. D’autre part, en matière de foi, donner au jugement l’assise d’une connaissance exacte et c’est pourquoi Spinoza avait commencé à traduire l’Ancien Testament en langue flamande ; pourquoi, à l’intention de ceux qui voulaient parvenir jusqu’au texte même il rédigeait une grammaire [hébraïque] suivant des principes scientifiques, et il avait même pensé lui donner une forme géométrique [ibid.].
Enfin, et mettant à profit l’expérience si chèrement achetée par la mort des De Witt, il avait essayé dans le Traité resté inachevé sur la Politique de tirer au clair les lois de la vie publique. Il ne se contente plus de démontrer, comme dans le Traité de théologie et de politique, que la liberté de penser est une condition nécessaire pour la sécurité et la paix de l’Etat, il descend maintenant jusqu’aux plus minutieux détails de l’organisation politique, afin de fixer les limites de l’autorité suprême et de régler le mécanisme des constitutions. » (pp. 146-147)

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Re: Les passions tristes peuvent-elles être utiles ?

Messagepar Vanleers » 27 janv. 2015, 16:22

A propos de l’« Ultimi barbarorum », Alain Billecocq a voulu expliquer, et même justifier « qu’un philosophe prétendument amoureux de la sagesse, de surcroît rationaliste absolu, se soit laissé submerger par l’émotion, par la passion du ressentiment qui, comme il l’a établi dans l’Ethique signifient une diminution de notre puissance d’être, c’est-à-dire expriment une part de servitude. » (op. cit. p. 55)
A la réflexion, rien n’interdit de penser que Spinoza, aussi sage qu’il fut, était un homme susceptible d’être en proie à des passions tristes dans des circonstances exceptionnelles.
Comme le démontre la proposition E IV 5, la force d’une passion, ici le ressentiment : colère et indignation, se définit par la puissance de la cause extérieure comparée à celle de celui qui y est en proie. Et nous devons convenir qu’ici, la cause extérieure était particulièrement puissante.
Dans le scolie d’E V 10 dans lequel il expose un traitement préventif des passions tristes, Spinoza distingue la colère et écrit :

« […] si la colère, qui naît habituellement des plus grandes offenses, n’est pas aussi facilement surmontée, elle sera pourtant surmontée, quoique non sans flottement d’âme, en beaucoup moins de temps que si nous ne nous étions pas préalablement livrés à ces méditations, comme il ressort des Prop. 6, 7 et 8 de cette Partie. »

En écrivant cela, peut-être s’était-il souvenu de son propre accès de colère lors du lynchage des frères de Witt.
Le sage n’est pas celui qui ne tombe jamais mais celui qui se relève rapidement lorsqu’il est tombé.
Léon Brunschvicg écrit que ce fut très rapide, au point même d’étonner ses proches.


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