Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 01 nov. 2014, 16:36

« Tout le monde s’accorde pour voir dans le spinozisme une philosophie de la joie et de la béatitude. Mais serait-il légitime, pour autant, d’en faire une philosophie du bonheur ? »

C’est ainsi que commence un article de Charles Ramond : « Spinoza : un bonheur incomparable ? Béatitude et félicité » in Le bonheur – sous la direction d’Alexander Schnell – Vrin 2006.

Nous proposons de réfléchir à cette question en nous appuyant sur cet article.

La première thèse principale de Ch. Ramond est qu’on trouve chez Spinoza une double dimension du bonheur, intérieure et extérieure, interne et externe. Il écrit :

« Ce que nous appelons « bonheur », en effet, c’est d’un côté un sentiment ressenti, et dans ce cas le terme de « bonheur » peut désigner un « affect », et se trouve légitimement rapproché de ce que Spinoza nomme « joie » (laetitia), « contentement » ou « épanouissement » ou « jouissance » (gaudium), « satisfaction » (satisfactio, acquiescentia), « tranquillité d’esprit » (tranquillitas animi) et, bien sûr, « béatitude » (beatitudo). Mais le terme « bonheur » désigne aussi la chance objective qui échoit de façon variée à chacun dans sa vie : ce sont les « heureuses rencontres » (c’est-à-dire, des rencontres ou des compositions « favorables », comme par exemple une nourriture saine et un air pur), la bonne santé, la paix ou la sécurité de la Cité, les bonnes récoltes, les dons naturels (« heureux tempérament », « bonheur de plume », etc.). Toutes ces notions désignent au fond l’ordre du « sort », de la « chance », ou, pour reprendre un terme très présent chez Spinoza, de la « fortune » (fortuna). Celui à qui la fortune sourit peut être dit fortunatus ou felix, « heureux » au sens où le sort lui est favorable […] » (p. 63)

Nous nous intéresserons d’abord au bonheur qui naît de l’extériorité :

« […] l’extériorité n’est pas toujours opposée par Spinoza, loin de là, au salut et à tous les types de satisfactions qui y sont liés. Même si, comme l’a admirablement montré Alexandre Matheron, le « salut des ignorants » est un point aveugle dans la philosophie de Spinoza, c’est-à-dire un point dont la démonstrativité du système ne peut pas rendre compte, il n’en reste pas moins que l’ensemble du TTP est consacré à la reconnaissance de cette voie inattendue du salut par la « vraie vie » et par « l’obéissance », c’est-à-dire par la conformité à des comportements extérieurs : « Puisque, écrit en effet Spinoza en conclusion du chapitre XV, nous ne pouvons saisir par la lumière naturelle que la simple obéissance est un chemin de salut, puisque seule la révélation nous enseigne que cela a lieu par une grâce singulière de Dieu que notre raison ne peut comprendre, il en résulte que l’Ecriture a apporté aux mortels un grand soulagement (magnum solamen). Tous absolument peuvent obéir, en effet, alors que bien peu, comparativement à l’étendue du genre humain, parviennent à la pratique habituelle de la vertu sous la conduite de la raison. Donc si nous n’avions pas le témoignage de l’Ecriture, nous douterions du salut de presque tous les hommes. » ». (pp. 69-70)

Nous verrons dans le prochain message en quoi consiste la vraie règle de vie dont l’observance, non seulement procure le salut mais aussi le bonheur.
Nous pourrons, ainsi, ouvrir la discussion.
Modifié en dernier par Vanleers le 01 nov. 2014, 17:59, modifié 1 fois.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 01 nov. 2014, 17:44

Nous avons vu dans le précédent message que l’on trouve chez Spinoza une double dimension du bonheur, intérieure et extérieure, et nous avons commencé à examiner la question du bonheur qui naît de l’extériorité.
Selon Spinoza, non seulement le salut mais le bonheur aussi peut naître de comportements extérieurs, c’est ce qu’il nous reste à voir en terminant la citation de Charles Ramond, avant d’ouvrir la discussion.

« Spinoza va plus loin encore : non seulement le salut est possible par l’obéissance, c’est-à-dire par un comportement dont on ne comprend pas nécessairement la raison, et qui nous est imposé de l’extérieur, mais bien plus, celui qui suit la « vraie règle de vie » fût-ce en en obéissant, sera « heureux » (beatus). Plusieurs passages du TTP sont particulièrement explicites sur ce point. Lorsque que par exemple, en conclusion du chapitre V, Spinoza explique ce que doit signifier à ses yeux le terme beatus, il écrit : « Je me bornerai cependant à dire ceci : nul ne peut être connu que par ses œuvres. Celui donc qui aura manifesté avec abondance ces fruits que sont la charité, le contentement (gaudium), la paix, la patience (longanimitas), la bienveillance (benignitas), la bonté, la bonne foi (fides), la douceur (mansuetudo), et la maîtrise de soi (continentia), […] celui-là, que la seule raison l’instruise ou l’Ecriture seule, en est véritablement instruit par Dieu et parfaitement heureux (a Deo revera edoctus est et omnino beatus) ». La référence exclusive aux « œuvres » est bien la valorisation la plus haute de l’extériorité. Un peu à la manière du « mettez-vous à genoux et vous croirez » pascalien, Spinoza déclare que celui qui agit correctement (et la liste donnée ci-dessus des conditions du bonheur est pour l’essentiel une liste de comportements) ressentira bel et bien la « béatitude », puisque la beatitudo est ce que ressent celui qui est beatus. Cela peut surprendre, car nous nous forgeons volontiers l’idée d’un « salut à deux vitesses », intérieur et béatifique pour le sage, extérieur mais sans jouissance pour l’ignorant, comme si les ignorants devaient s’estimer déjà bien « heureux » d’être sauvés, sans aller réclamer encore des plaisirs supplémentaires… Mais Spinoza ne dit pas cela : sans doute les ignorants ne sont pas tous sauvés, et ceux qui ne le sont pas ne vivent que de souffrance (« l’ignorant […] dès qu’il cesse de pâtir, il cesse aussi d’être » - E V 42 sc.). Mais quant à ceux que l’obéissance à la « vraie règle de vie » sauvera, ils trouveront le bonheur par surcroît. […]
Même si le spinozisme le plus visible consiste en grande partie à nous délivrer des « causes extérieures », la question du « bonheur » […] nous oblige ainsi, de façon assez inattendue, à redonner toute sa place à la question de l’extériorité, et surtout à éviter de l’opposer à l’intériorité comme on opposerait la servitude au salut, la souffrance à la jouissance, ou l’obéissance au consentement. » (pp. 70-72)

S’il est vrai que l’on reconnaît un homme libre plus à ce qu’il fait qu’à ce qu’il dit, il faut ajouter maintenant que l’on ne peut pas distinguer un homme libre d’un ignorant qui obéit à la « vraie règle de vie ».
La discussion est ouverte.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 03 nov. 2014, 15:59

Charles Ramond a indiqué que l’on trouve chez Spinoza une double dimension du bonheur, intérieure et extérieure, interne et externe.
Dans le message précédent, nous avons repris le cas, exposé par Ch. Ramond, du bonheur au sens fort (la béatitude) qui naît du comportement purement extérieur de celui qui vit en observant la vraie règle de vie.
Nous parlerons maintenant du bonheur dans son autre dimension, intérieure cette fois. Ch. Ramond écrit :

« Puisque la « fortune » désigne à la fois ce qui nous est extérieur, accidentel et finalement néfaste, on s’attendra donc à voir Spinoza concentrer pratiquement toute sa doctrine du « bonheur » précisément sur ce qui ne relève pas de « l’heur », mais des diverse colorations affectives qui embellissent une vie menée selon l’intériorité de l’essence. Et de fait, puisque échapper à la « servitude », c’est se délivrer du règne des causes extérieures, c’est-à-dire en réalité de la « fortune », les diverses formes de l’accomplissement ou de l’épanouissement spinozistes enveloppent le plus souvent la dimension de l’intériorité, ou plus exactement de l’adéquation de l’homme heureux à sa propre nature, même et surtout quand elle n’est qu’une façon de retrouver Dieu et de se projeter en lui » (p. 66)

Dans sa dimension intérieure, le bonheur implique donc l’adéquation de l’homme à sa propre nature et Ch. Ramond se réfère ici au scolie d’E IV 18 :

« […] le bonheur consiste en ce que l’homme peut conserver son être. »

L’auteur ajoute que cette adéquation est surtout « une façon de retrouver Dieu et de se projeter en lui » et il se réfère à plusieurs textes :

« C’est donc à cela, à l’amour et à la connaissance de Dieu, que revient notre souverain bien et notre béatitude. » (TTP ch. IV p. 187)

« […] plus grande est la joie qui nous affecte, plus grande la perfection à laquelle nous passons, c’est-à-dire, plus nous participons, nécessairement de la nature divine. » (E IV 45 sc.)

Nous verrons dans le prochain message comment les deux dimensions du bonheur se complètent.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 03 nov. 2014, 17:12

La distinction entre les dimensions intérieure et extérieure du bonheur se trouve remise en question dans les textes de Spinoza, écrit Charles Ramond :

« […] les termes beatitudo et felicitas y sont le plus souvent donnés comme synonymes, ce qui revient à replier l’un sur l’autre le bonheur dérivant des causes extérieures et celui provenant du développement des natures singulières. » (p. 67)

En réalité, ces deux dimensions se complètent, ce qui est une conséquence de l’immanence du système spinoziste :

« Et comment s’étonner, d’ailleurs, qu’un immanentisme absolu comme l’est la philosophie de Spinoza ne permette pas de distinguer clairement ce qui relève de l’extériorité de ce qui s’en distingue ? Depuis toujours, les lecteurs de Spinoza, et sans doute Spinoza le premier, ont peiné à concevoir les relations de la substance, ou des attributs, aux modes, selon l’extériorité et l’intériorité – puisque, on le sait, les modes « sont » dans les attributs, mais que Dieu inversement, puisqu’il est indivisible, est tout entier « dans » chaque mode fini. Et c’est bien un écho lointain de cette inhérence réciproque que nous retrouvons dans la double voie du bonheur chez Spinoza, la « béatitude » n’étant pas plus la servante de la « félicité » que la « félicité » ne l’est de la « béatitude ». » (p. 72)

Il nous reste à caractériser le bonheur désiré par Spinoza et à nous demander s’il existe différents bonheurs et s’ils sont comparables : le bonheur de l’ivrogne est-il comparable à celui du philosophe (E III 57 sc.) ?
Ce sera l’objet du prochain message qui achèvera la présentation de l’article de Ch. Ramond.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 06 nov. 2014, 16:51

A la fin de son article, Charles Ramond soulève une difficulté à propos du bonheur désiré par Spinoza.
Au début du TRE, Spinoza écrit :

« […] je résolus enfin de rechercher s’il y aurait quelque chose qui fût un bien vrai, et qui pût se partager […] ; bien plus, s’il y aurait quelque chose qui fût tel que, une fois cela découvert et acquis, je jouisse d’une joie continuelle et suprême pour l’éternité. »

Or, pour Ch. Ramond, la « notion d’une joie qui demeure », ou mieux encore d’une joie « éternelle », se révèle contradictoire ». Il écrit :

« On peut en effet concevoir que « demeurent », c’est-à-dire restent stables et constantes les conditions extérieures du bonheur : santé, richesse, etc. En revanche, la notion d’un affect de « joie » qui « demeure », c’est-à-dire qui reste stable ou constant, semble bien contradictoire, comme Spinoza le remarque d’ailleurs parfaitement. […], que l’on définisse la joie d’un point de vue psychologique comme sentiment agréable et triomphant, ou qu’on la définisse comme le fait Spinoza par « l’augmentation de notre puissance d’agir », le résultat est le même : une joie qui nous affecte, par définition, ne « demeure » pas, ne reste pas continue et stable, mais n’est ressentie qu’en tant précisément qu’elle est une modification positive de notre affectivité ou de notre humeur. » (p. 73)

Spinoza est bien conscient de la difficulté.
Parlant de l’amour intellectuel de Dieu, il écrit : « une joie, s’il est encore permis d’user de ce vocable » (E V 36 sc.)
Et aussi :
« […] si la joie consiste dans le passage à une plus grande perfection, la béatitude, à coup sûr, doit consister en ce que l’esprit est doté de la perfection même. » (E V 33 sc.)

Mais jouir de la béatitude, être dans un état d’acquiescentia, n’est-ce pas éprouver le plaisir pur que les épicuriens qualifiaient de catastématique (en repos) ?
Tentons un rapprochement avec l’hédonisme épicurien :

« L’hédonisme épicurien est donc « minimaliste » et « soustractif » : le plaisir pur s’atteint par élimination méthodique des critères hédonistes classiques de cumul, d’intensification, de maximalisation par la durée, de variation… Et c’est précisément par là qu’il satisfait aux réquisits du bonheur, en assurant à l’âme une assiette ferme. Si le plaisir est atteint dès la cessation de la douleur et s’il est dès cet instant à sa plus haute intensité, alors je dispose d’un modèle qui, dans la mesure où je parviens à régler mes pensées et mes actes sur lui, m’assure d’un état continu de plaisir maximal coïncidant avec l’absence de tout trouble. » (Alain Gigandet – Bonheur au Jardin. L’Ethique épicurienne – op. cit. pp. 44-45)

Henrique a critiqué le bonheur tel que le conçoit Epicure qui consiste « plutôt dans l'absence de trouble, de souffrance, donc quelque chose d'essentiellement négatif et finalement assez triste d'un point de vue spinoziste. » en :

http://www.spinozaetnous.org/ftopic-225 ... asc-0.html

(voir aussi, à la page suivante, les remarques de Chocolatman sur cet avis)

Il écrit qu’avec Spinoza :
« Pour parvenir au bien suprême, il s'agit surtout de comprendre que ce que nous désirons fondamentalement, c'est exister ici et maintenant, s'affirmer dans l'existence tels que nous sommes, car au fond l'erreur qui nous rend malheureux, c'est de croire que la perfection est ailleurs, inaccessible ou très difficile à atteindre alors qu'elle est déjà là : le réel même, c'est la perfection (mais bien sûr pour bien comprendre cela il faut lire l'Ethique). »

Somme toute, il y a convergence entre Epicure, avec qui nous disposons d’un modèle qui nous assure qu’un état continu de plaisir maximal peut être obtenu très simplement et Spinoza pour qui la perfection, l’acquiescentia est facile à atteindre puisqu’elle est déjà là.
Outre cela, le modèle épicurien nous aide à comprendre la notion spinoziste d’une joie qui demeure, continue et stable, d’un bonheur en repos, catastématique.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 10 nov. 2014, 15:37

Si le spinozisme est une philosophie du bonheur, de quel bonheur est-il question ?
Dans l’Ethique, tout indique qu’il s’agit de ce que Spinoza désigne par le mot « béatitude » mais en quoi consiste-t-elle et, d’abord, Spinoza l’a-t-il éprouvée ?
Charles Ramond écrit :

« Il est tout à fait légitime de se demander si un philosophe qui se propose de vous conduire à la béatitude l’a lui-même éprouvée, et est en mesure de tenir sa promesse. » (pp. 60-61)

La question se complique du fait que la béatitude de l’un ne sera pas la béatitude de l’autre car, comme l’écrit Spinoza dans le scolie d’E III 57 :

« C’est pourquoi, bien que chaque individu vive content de la nature dont il est constitué, et s’en réjouisse, cette vie néanmoins dont chacun est content, et cette réjouissance ne sont rien d’autre que l’idée ou l’âme de cet individu, et partant la réjouissance de l’un s’éloigne de la réjouissance de l’autre autant que l’essence de l’un diffère de l’essence de l’autre. »

Nous avons peu d’indications sur le climat affectif dans lequel a vécu Spinoza. L’un de ses biographes, Colerus, a noté (Ethique, traduction Pautrat – Seuil 2010 p. 588) :

« On ne l’avait jamais vu ni fort triste, ni fort joyeux »

Ferdinand Alquié (Le rationalisme de Spinoza) doutait, on le sait, que l’Ethique ait pu conduire Spinoza à la béatitude mais Ch. Ramond écrit :

« Puisqu’il semble déçu par les vies modestes de Spinoza comme de ses « grands commentateurs », on doit supposer que, aux yeux de Alquié, la béatitude devrait s’accompagner d’actions d’éclat, de réalisations particulièrement spectaculaires (de miracles ?), qui « manquent » sans doute dans la vie de Spinoza » (p. 62)

Si elles manquent, cela donne à penser que connaître la béatitude, vivre dans l’acquiescentia, peut ne rien avoir de spectaculaire ni de bouleversant.
Une joie intérieure, un sentiment d’allégresse, de légèreté… ?

Ce ne serait pas si mal !

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 11 nov. 2014, 15:43

Rappelons une partie du scolie d’E III 57 cité dans le message précédent :

« C’est pourquoi, bien que chaque individu vive content de la nature dont il est constitué, et s’en réjouisse, cette vie néanmoins dont chacun est content, et cette réjouissance ne sont rien d’autre que l’idée ou l’âme de cet individu […] »

Il y a identité entre nature individuelle et jouissance d’être. Un être humain est, dans son essence, un « Réjouis-toi ».

Ceci renvoie à la démonstration d’E V 35 :
« Dei natura gaudet infinita perfectione » (la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection).
Un homme est un mode de la Substance, donc une expression particulière du « gaudet » divin.
La démonstration fait appel à la notion de perfection qui entre dans la définition 6 de la partie II de l’Ethique :

« Par réalité et perfection, j’entends la même chose »

Pierre Macherey commente (Introduction… II pp. 34-35) :

« […] cette thèse exprime la nécessité de penser la réalité, toute la réalité considérée dans l’ensemble de ses aspects, donc qu’elle soit de nature substantielle ou modale, qu’elle soit finie ou infinie, d’un point de vue entièrement positif, sans référence à une négation ou à une limitation, qui en marquerait l’insuffisance ou l’imperfection. »

Or, précisément, penser un homme comme un « Réjouis-toi », c’est le penser « d’un point de vue entièrement positif, sans référence à une négation ou à une limitation, qui en marquerait l’insuffisance ou l’imperfection. »

On retrouve l’idée de la nature de l’homme comme un « Réjouis-toi » dans la notion qui ouvre E V 36, que commente P. Macherey (Introduction… V p. 165) :

« […] la proposition 36 introduit une nouvelle notion, qui effectue la synthèse entre l’amor erga Deum et l’amor intellectualis Dei : celle de « l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu » (mentis amor intellectualis erga Deum), qui semble réfléchir l’une dans l’autre les deux notions précédentes, de manière à composer à partir de leur combinaison un concept de l’amour « de » Dieu fusionnant définitivement les deux fonctions du génitif d’objet et du génitif subjectif. Cet amour se situe au point de convergence entre le sentiment que nous éprouvons nous-mêmes en personne à l’égard de l’infinité de Dieu et l’affect divin de jubilation universelle qui, de partout et de nulle part, exprime la parfaite adhésion à soi de la nature des choses jointe à l’idée infinie d’elle-même qui l’accompagne nécessairement. »

Plus simplement, du point de vue objectif, un homme est une expression particulière de l’« affect divin de jubilation universelle ».

Nous proposerons alors cette maxime : « Rappelle-toi que tu es un « Réjouis-toi » et tu seras heureux. »

Maxime, bien entendu, sans cesse oubliée mais qu’il est toujours possible de se remémorer, dans une joie renouvelée, afin de retrouver ce que les Stoïciens, mais qui l’entendaient autrement, avaient appelé leur « citadelle intérieure ».

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 12 nov. 2014, 15:01

La nature de l’homme est un « Réjouis-toi », écrivions-nous, un « Jubilate » ou, mieux encore, un « Jubilate Deo », un « Réjouis-toi en Dieu ».
Le scolie d’E V 36 précise, en effet :

« Nous comprenons par-là clairement en quoi consiste notre salut, autrement dit béatitude, autrement dit liberté, à savoir, dans un amour constant et éternel envers Dieu, autrement dit dans l’amour de Dieu envers les hommes. »

Il semble qu’il y ait loin entre la conception de la nature de l’homme comme mode fini de la Substance, comme le démontre la partie I de l’Ethique, et cette même nature conçue, ici, comme « Jubilate Deo », tel que cela ressort de la partie V.
C’est que l’on passe d’une conception purement intellectuelle à une conception à la fois rationnelle et affective, ce que l’on comprend mieux encore en considérant que l’acquiescentia, autre nom de la béatitude, « est sans doute l’affect actif par excellence, où le rationnel et l’affectif se rejoignent absolument » (Macherey).
Le sage, nous dit le scolie d’E V 42, est conscient de soi, de Dieu et des choses. Il est conscient que le monde est en joie, autre façon de dire que « la nature de Dieu jouit d’une infinie perfection » (E V 35 dém.)

A quelles règles éthiques concrètes, cela peut-il nous conduire ?
Dans le scolie d’E V 10, Spinoza écrit :

« Donc, le mieux que nous pouvons faire aussi longtemps que nous n’avons pas la connaissance parfaite de nos affects, c’est de concevoir la droite règle de vie, autrement dit les principes de vie certains, de les graver dans notre mémoire, et de les appliquer sans cesse aux choses particulières qui se rencontrent couramment dans la vie, afin qu’ainsi notre imagination s’en trouve largement affectée et que nous les ayons toujours sous la main. »

Spinoza donne ensuite des exemples concrets que l’on peut regrouper sous la formule générale, empruntée à Deleuze : « Ne pas attrister la vie ».
Acquérir le réflexe de ne pas attrister la vie, en toutes circonstances, même si notre réaction spontanée va à l’inverse.
Est-il facile d’acquérir ce réflexe ?
Cela n’a rien d’évident quand on voit à quels réflexes habituels, signalés dans le scolie, cela s’oppose :
- répondre à la haine par la haine et non par l’amour ou la générosité
- penser que les hommes agissent librement et non par nécessité de nature
- prêter attention à ce qu’il y a de mauvais et non à ce qu’il y a de bon dans chaque chose

Il convient donc d’être prudent : « Caute » et, parfois, de fuir telle ou telle situation car :

« La vertu de l’homme libre se montre aussi grande à décliner les dangers qu’à en triompher » (E IV 69)

Le scolie précise :

« Et par danger, j’entends tout ce qui peut être cause d’un mal, à savoir, de tristesse, de haine, de discorde, etc. »

P. Macherey commente cette énumération (Introduction … IV p. 401) :

« […] c’est-à-dire que c’est ce qui peut entraîner pour conséquence un amoindrissement d’être et d’agir : dès lors on comprend que [l’homme libre] emploie toute sa présence d’esprit à éviter de se laisser enfermer dans de telles situations qui l’affaiblissent. »

On trouve un écho de cette disposition dans la lettre 30 où Spinoza écrit à Oldenburg :

« Maintenant je laisse chacun vivre selon sa complexion et je consens que ceux qui le veulent, meurent pour ce qu’ils croient être leur bien, pourvu qu’il me soit permis à moi de vivre pour la vérité. »

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 13 nov. 2014, 10:46

Dans la présentation de sa traduction du « Traité de l’amendement de l’intellect » (Allia 2009), Bernard Pautrat écrit (p. 11) :

« L’automate spirituel ainsi enclenché par le désir s’est mis à fabriquer, pièce après pièce, déduction après déduction, ce qui deviendra bien plus tard la prodigieuse machine-à-bonheur nommée Ethique »

Toutefois, cette « machine » n’est pas la seule à procurer le bonheur et il n’est pas indispensable d’être un adepte de la philosophie de Spinoza ni même d’une quelconque philosophie, religion ou spiritualité pour connaître la béatitude. Un simple comportement extérieur, la voie des œuvres, y conduit aussi. Il suffit d’observer la droite règle de vie, comme l’écrit Spinoza dans cet extrait du TTP que je cite à nouveau :

« Je me bornerai cependant à dire ceci : nul ne peut être connu que par ses œuvres. Celui donc qui aura manifesté avec abondance ces fruits que sont la charité, la joie, la paix, la patience, la bienveillance, la bonté, la bonne foi, la douceur, et la maîtrise de soi, contre quoi (comme dit Paul dans l’Epître aux Galates 5 : 22) il n’y a pas de loi, celui-là, que la seule raison l’instruise ou l’Ecriture seule, en est véritablement instruit par Dieu et parfaitement heureux (a Deo revera edoctus est et omnino beatus) ». (TTP ch. V – PUF p. 237)

Par ailleurs, nous avons vu que la distinction entre les dimensions intérieure et extérieure du bonheur se trouve remise en question dans les textes de Spinoza.
Autrement dit, le bonheur intérieur a partie plus ou moins liée avec le bon « heur » extérieur. Citons à nouveau Charles Ramond :

« Mais le terme « bonheur » désigne aussi la chance objective qui échoit de façon variée à chacun dans sa vie : ce sont les « heureuses rencontres » (c’est-à-dire, des rencontres ou des compositions « favorables », comme par exemple une nourriture saine et un air pur), la bonne santé, la paix ou la sécurité de la Cité, les bonnes récoltes, les dons naturels (« heureux tempérament », « bonheur de plume », etc.). »

Il est donc légitime, si l’on désire vivre pleinement heureux, de rechercher une certaine aisance matérielle.
Dans le scolie du deuxième corollaire d’E IV 45, Spinoza écrit qu’il est d’un homme sage d’user « […] de l’agrément des plantes vertes, de la parure, de la musique, des jeux et exercices du corps, des théâtres… »
On pense à Vermeer.

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Re: Le spinozisme est-il une philosophie du bonheur ?

Messagepar Vanleers » 21 nov. 2014, 16:49

En 1963, Sylvain Zac a publié un livre à maints égards remarquable : « L’idée de vie dans la philosophie de Spinoza » (PUF)
Ce livre, jamais réédité, est devenu d’un accès difficile et j’en donne, ici, un extrait assez long dans lequel S. Zac précise clairement et simplement ce qu’il faut entendre par : la philosophie de Spinoza, une philosophie du bonheur.

« La sagesse est, pour Spinoza, méditation de la vie, car la « philosophie vraie » est une philosophie de la joie. La joie est toujours bonne. Mais la sagesse spinoziste n’est pas cependant une sagesse du bonheur, si par « bonheur » on entend un maximum de bien-être pour notre état actuel et pour notre condition future. Si l’on ramène la recherche du bonheur à un « calcul des plaisirs », qui nous conduit à échanger des plaisirs peu sûrs et susceptibles d’être suivis de peine pour des plaisirs plus sûrs et moins décevants, Spinoza serait d’accord de dire avec Kant que « le bonheur est un idéal, non de la raison, mais de l’imagination ». Etant donné que le Sage conçoit tout ce qu’il conçoit sous la même espèce d’éternité et de nécessité, il négligerait nécessairement un bien présent plus petit pour un bien futur plus grand de même qu’il désirerait le moins possible un grand bien présent, cause de quelque mal futur, mais cette attitude est la conséquence d’une connaissance vraie et non l’effet d’un « calcul d’ailleurs impossible », pour cette seule raison que la connaissance que nous avons de la durée est nécessairement inadéquate (E IV 62 dém. et sc., E II 31). Bonheur et joie sont, chez Spinoza, des mots synonymes. Mais exactement comme on peut envisager l’existence humaine soit dans ses relations avec les modes, soit dans ses relations avec Dieu, de même il y a lieu de distinguer deux sortes de joie. La joie de la première espèce est l’indice de notre passage d’une perfection moindre à une perfection supérieure, joie plus ou moins durable, qui, bien qu’elle marque, au moment où on l’éprouve, la réussite de la vie, est cependant, en tant qu’elle est « passage » et « transition », de l’ordre de la passion. Sentiment propre seulement à l’homme, mode fini qui tend à persévérer dans son être, malgré l’action des causes extérieures, cette sorte de joie n’a aucun sens pour Dieu, qui, perfection absolue, « ne peut passer ni à une perfection plus grande ni à une moindre » (E V 17 dém.). La joie de la seconde espèce est une joie inaltérable et éternelle, sans commencement ni fin ; elle est l’indice d’une action pure. Synonyme de Béatitude et de Gloire, elle mérite vraiment le nom de divine et on peut dire que Dieu est la joie même. L’homme qui l’éprouve est, en un sens, un homme déifié. Mais de même que la connaissance du troisième genre est dans le prolongement de la connaissance du second genre, tout en étant entièrement différente d’elle, de même la joie-Béatitude est dans le prolongement de la joie-état affectif, bien qu’il n’y ait, entre ces deux sortes de joie, comme entre Dieu et l’homme, aucune commune mesure. Nous disons toujours oui à la joie, car elle est signe d’une réussite de notre effort vers la vie. La joie-Béatitude, immersion de notre vie dans la vie de Dieu, accompagnée de conscience de soi et de l’idée de Dieu, est la « suprême joie », car elle signifie succès total et inaltérable du conatus qui nous définit, pleine réalisation de soi-même, qui échappe aux vicissitudes de l’existence engagée dans l’« ordre commun des choses » (E V 27 et 42) » (pp. 205-206)


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