Jacqueline Lagrée explique clairement en quoi consiste, selon Spinoza, l’amour du prochain et comment il s’articule à l’amour de Dieu.
Elle écrit (« Spinoza et l’amour intellectuel du prochain » in Spinoza, philosophe de l’amour pp. 109-110 – Université de Saint Etienne 2005) :
« L’amor intellectualis Dei se caractérise négativement par sa distinction avec ce qu’il n’est pas, l’amour passionnel, en ce que cet amour est joie pure, dénuée de toute tristesse comme de tout affect négatif. S’il est vrai que chacun aime d’autant mieux Dieu qu’il se comprend lui-même et ses sentiments clairement et distinctement (E V 15), le véritable amour du prochain s’accompagnant d’une compréhension claire et distincte de ses besoins et de ses droits (charité et justice) et d’une compréhension de notre rapport à lui (guidé par la raison et non par une pitié de femme [muliebri misericordia – E II 49 sc.]), participe de cet amour intellectuel de Dieu sous ses deux aspects (E V 36 cor.), d’une part l’amour dont Dieu s’aime lui-même et aime en même temps les hommes et d’autre part l’amour intellectuel de l’âme envers Dieu. Car l’amour intellectuel de Dieu tel que le conçoit Spinoza n’est pas une contemplation passive où l’âme se laisserait envahir par la beauté de la divinité comme dans l’extase mystique ; c’est une action, une joie avec l’idée de Dieu comme cause, certes, mais la joie avec l’idée de Dieu comme cause ne peut que nous pousser à agir toujours davantage de la causalité même de Dieu. Aimer Dieu de la manière la plus parfaite, aimer Dieu de l’amour intellectuel dont Dieu s’aime lui-même c’est participer de la productivité infinie de Dieu, c’est placer son regard sous la perspective de l’éternité, c’est convertir en amour éternel et rationnel un affect passager et marqué par l’imagination. »
L’amour intellectuel de Dieu, écrit J. Lagrée, est « joie pure, dénuée de toute tristesse comme de tout affect négatif ».
Toutefois, cette joie pure est totalement étrangère au « pur amour » dont la doctrine fut l’objet de controverses au XVII° siècle.
A ce sujet, on peut lire l’article de Michel Terestchenko : « La querelle sur le pur amour au XVII° siècle entre Fénelon et Bossuet » en :
http://www.cairn.info/revue-du-mauss-20 ... ge-173.htmL’auteur explique que le « pur amour » répond à trois réquisits :
« Le premier est de nature définitionnelle : l’amour véritable est désintéressé, c’est-à-dire gratuit et dénué de tout mobile « égoïste » ; le deuxième est existentiel : au-delà de l’espérance de tout bien – s’agirait-il du salut et de la félicité éternelle –, il se montre et se révèle dans l’acceptation du sacrifice de son propre bonheur ; le troisième est plus théorique : l’amour parfait exige la totale et parfaite renonciation à toute expression de la volonté propre dans un « délaissement » à Dieu qui est une « désappropriation » de soi. »
Cette doctrine qui, on le voit, est contraire à l’éthique de Spinoza, a connu une certaine postérité :
« De fait, nombre d’auteurs contemporains parmi les plus importants de la pensée éthique – et l’on songe ici à Levinas ou encore à Derrida – ont hérité de cette construction théorique qui voit dans l’égoïsme et, d’une manière plus générale, dans ce qui se rapporte à l’ego ou au soi – et cette identification est à soi seule infiniment problématique – la source même du mal. »
De façon peut-être inattendue, Bossuet, dans son opposition à Fénelon, soutient une thèse qui se rapproche du spinozisme :
« Le bonheur est la fin de la volonté telle qu’elle a été créée par Dieu, et rien ne saurait venir déroger à cette loi de la nature qui comme telle n’a rien de coupable. Le désir du bonheur qui, éclairé et soutenu par Dieu, nous conduit à rechercher le salut et les moyens d’y parvenir ne relève pas d’une décision libre. Inscrit en nous à la manière d’un instinct qui agit « en nous sans nous », selon la formule de Bossuet, ce désir définit ontologiquement la nature même du vouloir. »