Drame humain dans une perspective spinoziste

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 19 janv. 2014, 01:01

Bonjour,

Soit tel drame humain.

Sur le moment, vous vous en sentez meurtri.
Ne pas vous en sentir alors meurtri vous serait d'une part aussi impossible que de ne pas souffrir si l'on vous dépeçait, vous paraîtrait d'autre part amoral au regard de ce que l'homme pourra élaborer, sur la base d'un tel sentiment, pour tenter de prévenir d'autres drames d'autres du même type.

A posteriori toutefois, en spinoziste, vous admettez sinon concevez la "nécessité" de la chose, et peut-être cette compréhension contribue-t-elle à alléger votre désemparement.
Pouvez-vous pour autant vous permettre d'en éprouver de la joie ?

Où certaines connaissances ne me semblent pas de nature à abreuver la joie censée (autrement ?) accompagner le 3ème genre de connaissance (Ethique 5, proposition 32), et ce quoiqu'intériorisées, elles participent pleinement d'une perception "de Dieu comme cause".

Qu'en dites-vous ?

Merci beaucoup

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 19 janv. 2014, 11:37

A recherche

D’une part, il y a drame et drame.
D’autre part, chaque individu éprouve des affects différents des affects d’un autre individu (E III 57).
Par ailleurs, un affect de tristesse vient de ce que nous pâtissons sous l’effet de causes extérieures (E IV 2) et la puissance de ces causes peut être très supérieure à la nôtre (E IV 3).
Enfin, un affect de tristesse ne peut être réprimé ni supprimé que par un affect de joie plus fort (E IV 7)

Il reste que, dans la partie V de l’Ethique, Spinoza détermine quels sont les remèdes aux affects mais il appartient à chacun d’expérimenter ce qui lui convient le mieux.
Il me semble qu’une attitude de « fuite » doit pouvoir convenir dans certains cas. Il s’agit de ne pas rester fixé sur sa souffrance et sur sa supposée cause extérieure (E V 2) mais de regarder ailleurs, de trouver refuge dans la vision ontologique que développe Spinoza.
S’évader, autant que possible, déserter le lieu d’un combat perdu d’avance si l’on cherche à raisonner et à se raisonner.
Mais je me garderai bien d’affirmer que ça marchera pour n’importe qui, dans n’importe quelle circonstance.

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Henrique » 20 janv. 2014, 02:13

J'ai perdu un être cher. C'est une partie de moi qui m'est arrachée, comme si c'était un bras. Et encore, la perte d'un membre de mon identité morale peut m'affecter plus que la perte d'un membre de mon corps. Je ne peux que me tordre de douleur. Mais au moment même où j'éprouve cette douleur, sans qu'il soit besoin d'attendre qu'elle se calme, je pourrai sentir qu'elle n'est qu'une transformation brutale du monde que je connaissais. C'est souvent alors dans ce genre de moments qu'on cesse plus facilement de s'identifier entièrement à ses habitudes, à son petit monde, à ses attentes etc. Ce qu'on peut éprouver alors, peut-être parce qu'on est doué pour cela ou peut-être parce qu'on y a été préparé, c'est une explosion de la conscience au delà des limites de ce corps imaginé comme une île et de l'identité affective qui y est attachée. Comme cela peut faire peur ou simplement parce qu'on ne sait pas trop quoi faire de cette intuition, on se recroqueville sur sa douleur. L'aigreur et les récriminations viennent ensuite, quand la douleur se calme, souvent parce qu'on s'y croit un peu obligé.

La béatitude n'est pas l'absence de douleur, ni même de tristesse, elle est la compréhension intuitive que douleur et tristesse font partie de la perfection même de l'existence humaine, au même titre que le plaisir et la joie. Et par perfection, j'entends ce qui ne comporte aucune trace de non-être, de manque, de béance ou encore de contingence quelconque.

Il ne s'agit donc pas de se réjouir de la perte de l'être cher, comme si elle pouvait être ce qui augmente ma puissance particulière mais de percevoir cet événement aussi bien que n'importe quel autre comme une expression nécessaire de l'être dans sa perfection même.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 20 janv. 2014, 09:37

Henrique a écrit :

« La béatitude n'est pas l'absence de douleur, ni même de tristesse, elle est la compréhension intuitive que douleur et tristesse font partie de la perfection même de l'existence humaine, au même titre que le plaisir et la joie. Et par perfection, j'entends ce qui ne comporte aucune trace de non-être, de manque, de béance ou encore de contingence quelconque. »

J’ajoute cet extrait de « Spinoza Union et Désunion » de Pascal Sévérac (p. 252) :

« La béatitude est satisfaction de l’esprit, jouissance de perfection, réjouissance de son union avec Dieu ; elle ne saurait donc être, en elle-même, diminution de puissance, passion de tristesse. Mais si nous la comprenons dans l’unité concrète de la durée et de l’éternité, la béatitude peut alors se concevoir comme contemporaine d’une tristesse, puisque pour diminuer en perfection, il faut en être doté : s’il est possible de jouir de sa perfection en même temps qu’on en perd, alors on peut être béat et triste à la fois. Cette béatitude est alors vécue comme un pôle de résistance à tout amoindrissement de la vie en soi : amour envers Dieu, elle affirme la puissance infinie du réel en notre être singulier. Bien plus, amour de notre esprit pour Dieu, la béatitude se comprend et se vit comme participation à l’amour infini que Dieu se porte à lui-même. Le réel, en toutes ses dimensions, pensée et matière à la fois, est aussi affect, c’est-à-dire puissance d’amour éternel et infini dont tout être vivant, à la mesure de son esprit et de sa conscience, fait l’expérience. »

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 20 janv. 2014, 13:30

Merci beaucoup pour vos réponses.

Henrique a écrit :La béatitude n'est pas l'absence de douleur, ni même de tristesse, elle est la compréhension intuitive que douleur et tristesse font partie de la perfection même de l'existence humaine, au même titre que le plaisir et la joie.

Dans cette proposition 32 d'Ethique 5, Spinoza parle de "joie" ("eo delectamur") et non de "béatitude" (auquel cas, je vous aurais rejoint d'emblée) ; comment le comprenez-vous ?
Dans sa démonstration, il renvoie à la définition 25 des affects :
Acquiescentia in se ipso est lætitia orta ex eo quod homo se ipsum suamque agendi potentiam contemplatur.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Henrique » 21 janv. 2014, 01:04

J'avais occulté la proposition 32 en effet avec l'idée du drame humain dans la perspective de la béatitude en général.

Partons donc d'un exemple basique : je connais selon la science intuitive qu'il est dans l'essence de mon petit chat de sauter, courir et jouer avec sa pelote de laine parce qu'il est nécessairement une expression de la puissance absolue de s'étendre de la nature. Les causes singulières qui font que cet animal se caractérise par telle quantité de chair, de sang, d'électricité, de mouvement et de repos, peuvent complètement m'échapper, il n'en demeure pas moins qu'en considérant intuitivement l'essence de l'étendue dans son rapport avec l'essence de mon petit chat, j'en connais par le cœur la condition de possibilité primitive.

Comme en connaissant mon chat de cette façon, c'est Dieu, la nature, c'est-à-dire la substance et l'unité de toutes choses que je connais mieux, alors j'augmente ma puissance de comprendre intuitivement l'unité de toutes choses. Ensuite en connaissant mieux Dieu, je me connais mieux moi-même, j'en tire donc une joie dont je sais être la cause adéquate. D'où cette fierté, acquiescentia, qui découle du troisième genre de connaissance.

Arrive donc un drame humain : je retrouve mort dans une flaque d'eau, au bord de la route, mon petit chat. Cette image contraste tellement avec celle de l'animal que j'ai encore très présente dans ma mémoire, avec son regard si expressif et joueur, que j'en suis bouleversé. D'autre part, l'attachement à ce petit chat me rend présente à la mémoire son image pendant longtemps, alors que j'ai conscience que je ne pourrai plus désormais le toucher, le laisser me surprendre, me préoccuper de lui. Mais on est ici à l'évidence dans une connaissance inadéquate du chat, par image tronquée de son essence.

Certes je peux comprendre la nécessité de cet événement et partant des affects qui en découlent pour moi, il s'agira alors de remédier aux affects qui font obstacle à la conscience de Dieu, des choses et de soi, conscience qui comme je l'ai dit n'est pas entamée en elle-même par les affects "négatifs". Mais en considérant cette nécessité sous l'angle temporel de l'enchaînement indéfini des causes et des effets extérieurs les uns aux autres, on perd les essences. On sort donc de la connaissance du troisième genre. Si je considère l'essence du petit chat telle que j'ai pu l'envisager intellectuellement, elle continue d'exister comme expression éternelle de la substance, que j'y pense ou pas, elle reste intacte. Et de cette connaissance là je pourrai tirer la confiance en soi ou la fierté qu'on a pu évoquer précédemment, non du fait que le chat soit mort car la sagesse est méditation de la vie et l'idée du mal est une connaissance inadéquate.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 21 janv. 2014, 11:04

A recherche

A votre question précise, je pense avoir répondu par avance sur le fil « Détachement de soi et béatitude » du même forum « Spinozisme pratique ».

Il est clair que la joie dont parle E V 32, c’est la béatitude (ce que confirme le corollaire), c’est-à-dire la mentis acquiescentia (et non l’acquiescentia in se ipso, même si Spinoza y fait référence – définition 25 des affects).

J’ajoute un petit commentaire du syntagme « pôle de résistance » de l’extrait cité de Pascal Sévérac.
La béatitude, c’est l’équivalent de la Citadelle intérieure des Stoïciens.
Les alentours sont dévastés par la tristesse mais la citadelle est, et restera toujours, intacte et nous pouvons y trouver refuge. Puis repartir ensuite.

Bien à vous

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar recherche » 22 janv. 2014, 15:51

Bonjour,

Merci pour vos réponses.

Vanleers, j'ai quand du mal à vous rejoindre :
Vanleers a écrit :Il est clair que la joie dont parle E V 32, c’est la béatitude (ce que confirme le corollaire), c’est-à-dire la mentis acquiescentia (et non l’acquiescentia in se ipso, même si Spinoza y fait référence – définition 25 des affects).

Dans le corollaire, il est également question de "lætitia", ce que nombre de traducteurs ont traduit par "joie", à l'instar du "delectamur" de la proposition (nous en éprouvons de la joie, nous nous en délectons).

Il me paraîtrait important de distinguer une béatitude non nécessairement accompagnée de "joie" (considérer l'essence du petit chat ne me suffit pas à me rendre indifférent ou, a fortiori, in fine joyeux de sa mort), d'une béatitude accompagnée de joie (celle sous-jacente à une compréhension de phénomènes ne nous affectant pas négativement).

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar Vanleers » 22 janv. 2014, 16:39

A recherche

J’ai soutenu ailleurs qu’il y avait équivalence entre beatitudo, acquiescentia (pas « in se ipso ») et amor intellectualis Dei.
Certes, en E V 32, Spinoza utilise encore le vocabulaire de la joie mais voyez le scolie d’E V 36 : « […] une Joie, s’il est encore permis d’user de ce vocable […] »
Le commentaire de Macherey pourrait également vous apporter des apaisements.

Pour le reste, il est vrai, comme l’écrit Sévérac et comme nous pouvons en faire l’expérience, qu’on peut être triste et béat en même temps.

Je vous donne ci-dessous un texte emprunté au blog de Bruno Giuliani qui me paraît avoir un rapport avec notre discussion.

Bien à vous

Quand ça va mal, il existe un remède miracle pour sortir de la tristesse et retrouver la Joie. Une pensée magique, que seuls les sages peut-être ont la folie d’avoir constamment en tête, mais que les fous que nous sommes peuvent parfois avoir la grâce de comprendre dans ces inexplicables éclairs de sagesse qu’on appelle l’humour.
Cette pensée est la suivante : pourquoi s’en faire, puisque rien ne peut être autrement que comme cela est ? Comprendre que tout arrive nécessairement comme cela arrive sans que rien ni personne ne puisse rien n’y changer engendre immédiatement une joie infinie qui libère de toute volonté de changer quoi que ce soit à la réalité, unique source de tristesse, pour se réjouir inconditionnellement de ce qui arrive quelle qu’en soit la teneur, et sans rien perdre ni de la perception lucide de sa valeur plus ou moins bonne ou mauvaise ni le désir de l’améliorer pour notre plus grand bonheur. Comment réaliser ce prodige, qu’on peut assimiler à une véritable libération ?
Je deviens joyeux malgré ma tristesse quand je comprends que la réalité est parfaite, qu’elle me plaise ou non, pour peu que je la considère d’un point de vue non personnel, en la considérant dans sa totalité et sa nécessité intrinsèque. Il n’existe et ne peut exister en effet qu’une seule réalité, celle-là même qui arrive en ce moment même, qu’on peut donc à bon droit et contre toute attente appeler « parfaite » puisqu’elle est nécessairement la meilleure possible (ou la pire, ce qui revient strictement au même, ce qui est d’ailleurs encore plus risible).
Cette étonnante quoiqu’évidente vérité a été exprimée en son temps par Spinoza en termes assez comiques, ce qui fait d’ailleurs de ce philosophe réputé austère peut-être le plus drôle de tous les temps : « dans la mesure où je comprends pourquoi je suis triste, écrit Spinoza, je deviens joyeux. » Dans la mesure en effet où je comprends que je suis triste parce que je ne perçois pas la nécessaire et constante perfection du réel qui m’attriste, je m’éveille instantanément à la contemplation émerveillée de cette perfection et vois ma tristesse se transformer en joie, tout en comprenant que cette tristesse elle-même était parfaite et qu’elle ne pouvait pas ne pas arriver, pas plus d’ailleurs que la joie nouvelle de ma compréhension.
Pour dire autrement ce grand paradoxe, c’est dans la mesure où je comprends que je ne possède aucun libre-arbitre et que je suis comme tout le monde absolument soumis au destin que j’accède à la plus haute liberté.
Ainsi tout en ce monde peut-il devenir source de joie, y compris les pires tristesses et sources de tristesses, pour qui possède la sagesse ou à défaut l’humour.

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Re: Drame humain dans une perspective spinoziste

Messagepar hokousai » 22 janv. 2014, 23:35

qu’on peut donc à bon droit et contre toute attente appeler « parfaite » puisqu’elle est nécessairement la meilleure possible (ou la pire, ce qui revient strictement au même, ce qui est d’ailleurs encore plus risible).


Je ne suis pas persuadé que si c 'est la pire, cela revienne exactement au même.


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