Bonjour,
Effectivement la formule proposée "le sage peut-il venir en aide à autrui" semble prendre davantage en compte la réciprocité des rapports humains, et le fait même que l'ignorant peut également venir en aide au sage. Je suis de ce point de vue tout à fait d'accord. Et comme vous l'écriviez que l'ignorant peut lui même venir en aide à l'ignorant car la dynamique d'un ensemble de personnes est potentiellement à même de transformer leurs rapports internes (sur fond de réciprocité) sous l'influence de forces extérieures.
La définition que vous donner de l'agir "libre" spinoziste est parfaite et je dirais même nettement plus synthétique que ce qu'en donne Spinoza lui même, si l'on se cantonne à sa seule définition de l'agir libre def II dans Ethique III.
vanleers a écrit : Autrement dit, dans ce cas, nous faisons « cause commune » avec ce qui nous détermine de l’extérieur.
Quand est-il de l'aliénation ? Ce concept s'inscrit dans les philosophies de Hegel, puis de Marx. Chez Hegel, l'aliénation désigne à la fois l'action de se déssaisir de quelque chose en le rendant extérieur à soi, et de même l'action de déssaisir de quelque chose en le rendant étranger à soi. La première définition est plutôt du côté du versant de l'objectivation, alors que la seconde est plutôt du côté de celle de l'aliénation telle qu'on l'entend aujourd'hui. Le cas typique, énoncé par Marx ("Manuscrits de 1844"), est l'aliénation au travail qui consiste en un processus à la fois d'étrangeté du produit par rapport à soi (dans la mesure où il y a désaissisement du produit du travail par le désaissisement des moyens de production) et simultanément, d'un devenir "autre", étranger à soi-même.
Il serait fort intéressant par ailleur de relier la notion d'objectivation (production, création) par rapport au spinozisme en le remplaçant dans ce questionnement vis à vis de l'ignorance (ou comment aborder la question du travail/création en la reliant au concept spinoziste d'ignorance et/ou de passivité/activité).
La question de la production/création me semble peu abordée par Spinoza: de ce point de vue, il semble plutôt du côté de la catégorie de la "praxis" telle que l'entendait Aristote qui opérait la distinction dans "Ethique à Nicomaque" entre le "faire" (production d'un chose extérieure à soi) et la "praxis" qui reléverait, non d'une technique et d'une science, mais de facultés plus hautes comme la prudence et la sagesse.
Cela dit, la comptabilité dans le spinozisme entre l'objectivation et l'activité (active) semble totale puisque, comme vous le soulignez "nous faisons « cause commune » avec ce qui nous détermine de l’extérieur."
Par là même le spinozisme est à même de distinguer une situation d'objectivation, d'une situation d'aliénation.
Mais revenons à l'aliénation: devenir étranger à soi peut être compatible d'un côté, avec le spinozisme dans la mesure où dans ce cas là, l'étrangeté correspond au déssaissiement par les puissances extérieures. "L'Autre" ce sont ces puissances extérieures (qui peuvent être aussi la production matérielle de la société, les médias etc.) qui entravent mon développement. Cela dit, il est vrai dans le concept d'étrangeté à soi il y a un piège, dans la mesure où "Je est un Autre" aussi, mais le spinozisme ne dit rien là dessus. Par contre, si l'alinéation supposait un "libre arbitre" pré-établi telle que les forces extérieures m'en détournaient, alors non ce ne serait plus compatible.
Le fait que Spinoza évoque un "modèle de la nature humaine" est à rapprocher selon moi, au fait qu'il ne définit nulle part une "essence humaine" sauf pour en dire qu'elle n'enveloppe pas l'existence (Axiome 1, Ethique II).
Ceci tendrait-il à montrer qu'il y a un référent extrinsèque cachée de la perfection humaine chez Spinoza, et cela ne pose t-il pas problème, en tout cas du point du spinozisme ? (Associé à l'idée de l'essence humaine chez Spinoza, ceci pourrait faire l'objet d'un sujet entier à établir sur ce thème, si ce n'est d'éjà fait, car il semble qu'il y ait là - et à vous suivre - des points peu clairs chez Spinoza).
vanleers a écrit : Petite question sans réelle importance : nous fondant sur l’existence de ce modèle, pourrions-nous légitimement prononcer des jugements de valeur comme : « Celui-ci est un con, celui-là un salaud » ?
Je crois que ce n'est pas une question dans réelle importance dans la mesure où ces expressions sont usitées dans le quotidien. D'un point de vue spinoziste, ce vocabulaire n'a pas lieu d'être car la notion de "con" où tout ce qu'on voudra (et comme le chantait Pierre Perret nous sommes toujours le "con de quelqu'un") suppose un libre arbitre.
Cette expression peut à la limité dans certains cas, servir à évacuer une colère passagère, à condition que cela ne se fasse en présence de la personne
Concernant le "salaud", c'est plus intéressant, enfin si je me réfère à la "catégorie" si l'on veut élaborée par Sartre. Les salauds dans "la Nausée" représentent les bourgeois dont Antoine Roquentin décrit les portraits ("Adieu beaux lys, tout en finesse dans votre petit sanctuaire peint (...) adieu Salauds"). En fait pour Sartre, tout membre de la classe dominante est un "salaud" potentiel ("Tout membre de la classe dominante est un homme de droit divin. Né dans un milieu de chefs, il est persuadé dès son enfance, qu'il est né pour commander (...). Il existe parce qu'il a le droit d'exister"). Le salaud sartrien pense que son existence est nécessaire en tant que son existence est une existence "de droit" et non "de fait" (source "Dictionnaire Sartre", P. Cabestan).
Autrement dit, le salaud sartrien contrevient à l'axiome 1 d'Ethique II, puisqu'il pense que son essence enveloppe son existence (même si par ailleurs pour Sartre tout est contingence, mais sur ce point Sartre rejoint Spinoza). En suivant Sartre, cette notion concernerait aujourd'hui ce qu'on appelle "oligarchie" (hommes de pouvoir, financiers etc.), l'oligarque en effet est "né pour commander" on le constate tous les jours, à travers notamment cette nouvelle notion des dominants qu'ils appellent "gouvernance" (forme de gouvernement sans le peuple).
Stricto sensu, il n'y a pas de "salauds" parce que cette notion (comme la notion de "con") suppose finalement le libre arbitre. Elle peut - au mieux- servir de relais et d'électrochoc provisoire à une prise de conscience à condition de la manier avec précaution. C'est du moins mon point de vue. Mais elle ne doit pas faire l'économie d'une analyse des "causes extérieures" (et donc évite la haine) ce qui permet d'agir joyeusement.
Bien à vous,