L'Ethique est-elle facile à comprendre et à appliquer ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Vanleers
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L'Ethique est-elle facile à comprendre et à appliquer ?

Messagepar Vanleers » 16 oct. 2013, 11:34

Bonjour

J’avais proposé de débattre de la simplicité de l’Ethique mais en faisant, à tort, cette proposition sous forme d’un article alors que, dans mon esprit, il s’agissait d’initier une discussion sur un forum.
J’aimerais donc, sur ce fil, discuter la thèse que l’essentiel de l’Ethique est facile à comprendre et à appliquer.

Je partirai d’une expérience d’une grande banalité.
Vous cherchez un objet et vous ne le trouvez pas, il n’est plus à sa place.
Cela vous irrite et vous sentez monter la colère. Vous vous prenez même à avoir des pensées d’étrangleur vis-à-vis de la personne que vous soupçonnez d’avoir déplacé l’objet désiré.
Et puis, soudain, vous vous rappelez : « Tout voir en Dieu ».

Mais oui, bien entendu, où avais-je la tête ? Tout voir en Dieu.

Il se produit alors quelque chose de surprenant.
Tout voir en Dieu ! : en réalité, vous ne voyez rien mais la colère disparaît instantanément et vous vous surprenez à fredonner quelque ariette en vogue, pour parler comme Alphonse Allais.
C’est comme si vous aviez débranché une prise de courant. Vous n’êtes plus en prise avec le problème à résoudre, vous vous en désintéressez complètement (au sens où l’on se dés-inter-esse de quelque chose).
Il faudra y revenir, bien entendu, mais ce sera dans un tout autre esprit.

C’est ce que j’appelle la connaissance du troisième genre : une connaissance qui ne vous fait rien connaître mais qui est un pur chant d’allégresse.

L’essentiel de l’Ethique peut s’écrire au dos d’un timbre-poste. Ou, plutôt, de deux timbres-poste : un pour la théorie et un pour la pratique.
Pour la théorie : « Tout est en Dieu ».
Pour la pratique : « Tout voir en Dieu ».

L’essentiel de l’Ethique peut s’apprendre en cinq secondes. Dix si vous êtes vraiment très lent puisqu’il s’agit de ces deux propositions qui, en réalité, n’en font qu’une : « Tout voir en Dieu car tout est en Dieu »

La seule difficulté, mais elle est de taille, c’est qu’elle est facile à oublier et qu’il faut souvent se la rappeler.

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Henrique
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Messagepar Henrique » 16 oct. 2013, 15:41

Bonjour Vanleers,
Merci pour ce fil ; il pourrait être fusionné avec l'ancien si vous voulez.

Tout voir en Dieu parce que tout est en Dieu.

1) ça tient sur le dos d'un timbre de collection mais que faut-il entendre par Dieu ? Vous dites ça à un musulman, un chrétien, un scientiste, un agnostique, un athée etc. Ils auront probablement le sentiment qu'ils comprennent ce que vous leur dites, certains seront même d'accord, mais lequel comprendra effectivement ce qu'il faut entendre par là ?

A vrai dire, je ne suis même pas sûr qu'on s'entende facilement entre spinozistes pour savoir ce que c'est concrètement que cet être absolument infini.

2) On peut considérer ensuite que savoir pourquoi tout est en Dieu n'est pas négligeable d'un point de vue philosophique.

3) De même pour savoir comment tout voir en Dieu. Vous dites par ailleurs que vous tirez de "tout voir en Dieu" un sentiment général de sérénité et de détachement, quel est le moyen terme qui permet de passer de l'un à l'autre ?

4) On peut distinguer "tout voir en Dieu" de "voir Dieu partout", mais est-ce que cela veut dire "voir à partir de l'idée de Dieu" ou bien "voir avec et à travers la pensée dont Dieu est sujet, avec ses yeux mêmes" ?

5) Est-ce que vous ne confondez pas "l'amour envers Dieu" (amor erga deum) de la cinquième partie et l'amour intellectuel de Dieu (amor deis intellectualis) ? Vous dites en effet ne rien connaître en voyant tout en Dieu. Je suppose que vous voulez dire "ne rien connaître de plus en termes de contenu" que ce que la mémoire et l'imagination nous présentent. Changer d'angle de vision des choses. Mais dans l'amour envers Dieu, il n'y a pas effectivement de connaissance particulière des objets, il s'agit simplement de se souvenir (donc solliciter l'imagination) que la puissance de Dieu peut être rapportée à toutes choses. L'amour intellectuel fait intervenir l'entendement intuitif, le troisième genre de connaissance qui va de l'idée adéquate de l'essence d'un attribut à celle de l'essence des choses.

Pour moi, la substance qui est à la fois infiniment étendue et infiniment pensante, l'essence même dont chaque attribut est l'expression, c'est ce que Schopenhauer appelle la volonté (en croyant toutefois à tort pouvoir l'opposer avec l'entendement). Ce que j'appelle ici volonté est donc cette chose en soi qui est la puissance de s'étendre aussi bien que de penser que chacun peut percevoir immédiatement en lui-même. C'est la force d'affirmation dont notre effort singulier de persévérer dans l'être n'est qu'un aspect. Cette force est affirmation sans fin, car affirmation de l'affirmation (E1P8S). Mais cet infini, nous pouvons le sentir en nous de façon relativement banale chaque fois que nous voulons, désirons, appétons, inclinons etc. D'où E2P47 : nous avons une connaissance adéquate de l'essence singulière de Dieu parce que E2P45 : l'idée de chaque chose, de chaque corps enveloppe l'essence de Dieu qui est (scolie suivant) la force fondamentale qui donne à une chose singulière "la force par laquelle elle persévère dans l'être". Voir aussi Pensées Métaphysiques II, 6, §3.

Donc, comme chaque chose enveloppe nécessairement l'essence de Dieu, "voir les choses en Dieu", c'est à dire les percevoir avec le 3ème genre de connaissance pour en tirer la joie que Spinoza appelle amour intellectuel, c'est pour moi comprendre intuitivement les choses "de l'intérieur" (comme disait Bergson), c'est-à-dire percevoir la "volonté", la force de vie qui constitue leur essence singulière, qui les anime. Il s'agit bien de percevoir et non d'imaginer ou de concevoir abstraitement.

Ma méthode : sentir la volonté en moi (telle que je l'ai définie bien sûr, pas comme une faculté indépendante des idées), en percevoir la perfection (l'impossibilité d'être mieux), la plénitude (toute volition affirme ceci plutôt que cela mais au final, c'est pour affirmer la possibilité même de continuer de vouloir, de sorte que toute volition affirme l'affirmation autant que son objet, d'où cette sensation que le vouloir est plein de lui-même).

Puis tourner la conscience vers les objets extérieurs à mon corps : l'imagination me donne facilement des images de ce qui témoigne de la vie des corps organiques, animaux ou végétaux, mais c'est ici une source d'erreur. Pour commencer, sentir plutôt la volonté que présente un animal (ce qui est plus facile qu'avec un humain à côté de qui on revient beaucoup trop facilement à une pensée discursive), puis un végétal, puis une personne avec qui on n'est pas obligé de parler, puis tout ce qu'on voudra. Ne pas chercher à obtenir cette sensation, la laisser venir, un peu comme on s'endort non pas en cherchant à dormir mais en laissant le sommeil venir à soi. Mais bien sûr, là on reste vigilant. Ça peut faire comme un chatouillement qui donne envie de rire, ça peut aussi donner envie de pleurer. Garder son calme, sinon on revient facilement au premier genre de connaissance.

Tout cela est au final très simple à mes yeux aussi. C'est quand il s'agit de l'expliquer que cela devient plus difficile. On cite souvent le scolie de E5P42 pour justifier l'idée que la béatitude serait difficile à atteindre, mais c'est oublier la proposition 20 qui suppose la joie simple qu'il y a à vivre, à exister de façon expansive, joie qui fait que chacun ressent naturellement en lui-même la puissance de la substance unique de toutes choses. Cela implique que nul ne peut haïr Dieu, c'est-à-dire la vie même dont il est une expression, et ainsi que "l'amour envers Dieu est un bien commun à tous les hommes" (ce bien commun étant en l'occurrence cette puissance d'exister dont parle E2P47). Croire que l'amour intellectuel qui peut ensuite sortir de cet amour ou que la béatitude sont difficiles en soi, c'est oublier aussi que nous l'éprouvons au moment même où nous sentons communément que nous sommes éternels (P23S) puisque "l'âme ne sent pas moins les choses qu'elle conçoit par l'entendement que celles qu'elle a dans la mémoire." : ce dont il s'agit ici d'avoir l'intuition intellectuelle, c'est de notre pouvoir de désirer en tant qu'expression immédiate de la puissance de s'affirmer de la nature. Ainsi, en raison de cette immédiateté, comme l'essence de toute étendue est entièrement présente dans la moindre portion d'étendue, connaître intuitivement notre puissance de désirer, c'est connaître intuitivement la puissance substantielle de Dieu, substance que j'ai appelée aussi affirmation de l'affirmation, qui est parfaitement active en chacun de nous.

Ce qui nous rend difficile l'accès à la béatitude, ce sont nos images mentales et verbales et les passions qu'elles engendrent. Tout l'appareil démonstratif de l'Ethique m'apparaît ainsi comme le moyen de défaire les images et les préjugés qui nous empêchent de connaître notre perfection et d'en jouir. C'est pourquoi il est important de remédier suffisamment aux affects passifs auparavant.

Mais il se peut bien que la façon dont je comprends la simplicité de la connaissance du troisième genre (cette saisie de l'unité de l'infini et du fini que j'appelle pour aujourd'hui volonté) soit différente de la vôtre.

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Messagepar Vanleers » 16 oct. 2013, 21:09

A Henrique

Je défends la thèse :
L’Ethique est une éthique que l’on peut résumer par la maxime : « Tout voir en Dieu car tout est en Dieu »

Je ne prétends pas que ce résumé soit le seul possible, ni qu’il soit le meilleur et je le propose pour susciter des échanges.

Voyons maintenant ce que vous écrivez et, d’abord, les paragraphes numérotés 1 à 5.

1) Pour entendre la maxime « Tout voir… », il faut entendre « Tout », « voir », « Dieu » et « en Dieu », « est » dans un cadre spinoziste.
Que des musulmans, chrétiens,… n’entendent pas « Dieu » comme Spinoza l’entend, certes, mais cela reste étranger à la maxime elle-même.
Est-ce que des spinozistes entendent différemment la définition de Dieu (E I déf. 6) ? Je ne sais pas et, si oui, comment comprendraient-ils la maxime ?

2) « Tout ce qui est, est en Dieu », c’est ce que démontre Spinoza en E I 15.
Faut-il avoir compris la démonstration pour tirer éthiquement profit de la maxime ? A l’expérience, je pense que non.

3) Je reconnais que je ne comprends pas pourquoi le simple fait de se rappeler la maxime permet de se décrocher de la passion. Cela reste pour moi une énigme.

4) J’entends « Tout voir en Dieu » selon votre premier sens : « Voir à partir de l’idée de Dieu »

5) J’ai parlé de la connaissance du troisième genre comme d’un pur chant d’allégresse. J’ai écrit, sur un autre fil, qu’elle consistait à « avoir le sens » de l’insertion en Dieu, comme lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il a le sens de l’intérêt général. C’est une connaissance intuitive mais aussi affective.
Comme vous l’écrivez, elle ne nous fait rien connaître en termes de contenu.

La proposition E V 36 effectue la synthèse entre l’amor erga Deum et l’amor intellectualis Dei : il s’agit du mentis amor intellectualis erga Deum.
Ceci m’apparaît éthiquement essentiel, E V 36 constituant selon moi le point culminant de l’Ethique

Je vous envoie déjà cela. J’étudie la suite qui m’intéresse encore davantage.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 17 oct. 2013, 11:53

A Henrique

Je poursuis au-delà de vos cinq premiers paragraphes.

Je partage ce que vous développez autour de la notion centrale de « volonté ». Vous en tirez une méthode qui articule sentir la volonté en soi et sentir la volonté dans un autre vivant. J’y reviendrai plus loin.

J’aimerais discuter de votre avant-dernier paragraphe. Vous écrivez :

« Ce qui nous rend difficile l'accès à la béatitude, ce sont nos images mentales et verbales et les passions qu'elles engendrent. Tout l'appareil démonstratif de l'Ethique m'apparaît ainsi comme le moyen de défaire les images et les préjugés qui nous empêchent de connaître notre perfection et d'en jouir. C'est pourquoi il est important de remédier suffisamment aux affects passifs auparavant. »

Je reformulerai d’abord la thèse que je soutiens sur ce fil comme suit :

Le spinoziste est celui qui, s’adressant à un autre ou à lui-même, dit : « N’oublie pas de tout voir en Dieu car tout est en Dieu, et tu seras heureux ».

C’est ce que j’appellerai la bonne nouvelle (euaggélion !) de l’éthique de Spinoza.
Et je tiens que cette bonne nouvelle opère immédiatement sans qu’il soit indispensable, au préalable, de « défaire les images et les préjugés qui nous empêchent de connaître notre perfection et d'en jouir ».
Autrement dit, la béatitude n’est pas au bout d’un long travail d’émondage de nos idées fausses mais se déploie sans condition. Je dirai même que la béatitude opère elle-même cette réduction de nos images et préjugés.
N’est-ce pas ce que dit Spinoza dans la dernière proposition de l’Ethique ?

Bien entendu, je ne nie pas l’efficacité des remèdes aux affects que Spinoza décrit dans la première moitié de la cinquième partie, notamment E V 2 que je privilégie.
Ce remède contient deux volets :
- éloigner (moveo) l’affect de la pensée d’une cause extérieure.
- joindre d’autres pensées à l’affect.

Je dirai que dans ces « autres pensées » il y a, au premier chef : « Tout voir en Dieu car tout est en Dieu »

Ceci me permet de revenir à la question du pourquoi de l’efficacité de cette maxime.
Cela me paraît simple, aujourd’hui. Elle détourne l’attention de l’individu en proie à la passion. Cette pensée, une fois formulée, occupe l’esprit de telle sorte qu’il ne peut plus penser à l’affect.
Cette pensée est puissante, peut-être même « fascinante », plus forte que l’affect (qui est un mode de penser) et elle le supplante.

Mais qu’est-ce que cet « en Dieu » ou ce « être en Dieu » ?

C’est ici que vos réflexions sur le dynamisme de l’être, la volonté, la puissance de s’affirmer, la force d’affirmation ou de vie, l’affirmation de l’affirmation viennent à propos car ils éclairent les expressions précitées.
Ils donnent davantage de puissance à la maxime que je soutiens et la rendent donc plus apte à supplanter les affects passifs.

Votre méthode m’apparaît ainsi comme une autre façon, sans doute plus concrète car basée sur la sensation, d’exprimer et d’expérimenter la « bonne nouvelle » de l’Ethique.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 18 oct. 2013, 17:46

A Henrique

Comme vous me l’avez proposé, je reprends l’essentiel de l’article « Spinoza express » pour l’intégrer aux précédentes réflexions.

« Tout voir en Dieu », c’est replacer les choses dans le cadre ontologique défini par Spinoza, à savoir: il n’y a que la Substance et des modes de la Substance, il n’y a que Dieu et des expressions de Dieu (E I 6 cor. et E I 15).

Ceci, nous le comprenons dès que nous lisons le début de la partie I.

La suite de l’Ethique ne nous fera rien connaître de plus.

Elle nous le fera connaître autrement car, tout naturellement, ce que nous avions déjà compris, nous le connaîtrons intuitivement, d’où naîtra « la plus haute satisfaction d’Esprit qu’il puisse y avoir, c’est-à-dire la plus haute Joie » (E V 32 dém.)

Cette plus haute Joie, Spinoza l’appelle l’amour intellectuel de Dieu et la proposition E V 36 démontre que cet affect a une dimension impersonnelle (supra-personnelle).
En effet, Spinoza démontre que l’amour intellectuel de l’esprit envers Dieu est une partie de l’amour infini dont Dieu s’aime lui-même et il écrit, dans le scolie, que cet « amour constant et éternel envers Dieu » n’est autre que l’ « amour de Dieu envers les hommes »

Cet amour, que l’on peut qualifier d’ontologique, naît de la connaissance du troisième genre qui, elle-même, est une connaissance ontologique : celle de notre insertion en Dieu (« Tout est en Dieu »).

J’ajoute qu’entre cette connaissance et l’amour qui en naît, il n’y a qu’une distinction de raison et c’est pour cela que j’écrivais que la connaissance du troisième genre est un « chant d’allégresse ».

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 19 oct. 2013, 17:12

Je voudrais prolonger l’analyse du lien entre E V 2 et la maxime « Tout voir en Dieu » en proposant une interprétation, soumise à discussion, d’E V 2.

Cette proposition, rappelons-le, expose un remède aux affects passifs qui comporte deux volets :
- éloigner, séparer l’affect de la pensée d’une cause extérieure.
- joindre d’autres pensées à l’affect.

Dit plus trivialement : « Laissez tomber votre idée de cause extérieure et pensez à autre chose ».

1) Premier volet : laissez tomber votre idée de cause extérieure.

Spinoza veut-il dire que l’affect passif auquel je suis en proie n’a pas de cause extérieure ?
Au contraire, tout affect, même un affect actif, a toujours une cause extérieure, c’est ce que Spinoza démontre en E I 28.
Veut-il dire que nous nous trompons toujours en imaginant la cause prochaine de l’affect ?
Il est clair pourtant que si je suis en colère (affect de tristesse) parce que quelqu’un m’a insulté, la cause prochaine de cette colère c’est l’individu qui m’a insulté.

Spinoza dit simplement d’éloigner l’affect de l’idée d’une cause extérieure.

Pour reprendre l’exemple ci-dessus, si la cause prochaine de ma colère, c’est l’individu qui m’a insulté, ce dernier a agi ainsi, mû par une cause extérieure à lui-même et cette cause a, elle aussi, une autre cause et ainsi à l’infini.
Nous sommes incapables de déterminer la cause de l’affect, inutile donc de la chercher.

2) Deuxième volet : pensez à autre chose.

On pourrait comprendre ceci comme « Distrayez-vous, changez d’air ».
Il est vrai que « ça peut marcher » plus ou moins complètement et plus ou moins longtemps.
Toutefois la suite de la proposition E V 2 ne dit pas cela.
Spinoza explique progressivement, jusqu’au scolie d’E V 20 que la connaissance de Dieu engendre l’amour envers Dieu « qui peut être de plus en plus grand et occuper la plus grande part de l’esprit, et l’affecter largement ».

Autrement dit, penser à autre chose, si l’on veut que cette pensée « occupe la plus grande part de l’esprit », c’est penser à Dieu.

Et que veut dire penser à Dieu, sinon tout voir en Dieu, replacer toute chose dans le cadre ontologique défini par Spinoza, à savoir : il n’y a que Dieu et des expressions de Dieu.
Modifié en dernier par Vanleers le 20 oct. 2013, 14:53, modifié 1 fois.

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Messagepar Vanleers » 20 oct. 2013, 10:57

La pensée de Dieu, ou connaissance de Dieu, est donc le principal remède aux affects parce qu’elle engendre l’amour envers Dieu qui peut affecter largement l’esprit.
En effet :
« Un affect ne peut être réprimé ni supprimé si ce n’est par un affect contraire et plus fort que l’affect à réprimer » (E IV 7)

Cette connaissance de Dieu est notre souverain bien :
« Le souverain bien de l’Esprit est la connaissance de Dieu et la souveraine vertu de l’Esprit est de connaître Dieu. » (E IV 28)

Spinoza le démontre mais nous pouvons le constater expérimentalement. C’est peut-être même l’expérience spinoziste fondamentale : la pensée de Dieu nous met en joie.

On peut aller plus loin et tenter une approche de la question du sujet dans l’éthique de Spinoza, en rapport avec la connaissance de Dieu.

Le scolie d’E V 42 dit de l’ignorant que « dès qu’il cesse de pâtir, aussitôt il cesse aussi d’être » alors que le sage « étant, par une certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses, jamais il ne cesse d’être »

Cette conscience de soi, de Dieu et des choses, c’est la connaissance de l’insertion en Dieu, c’est-à-dire la connaissance de Dieu par la connaissance du troisième genre.
Cette connaissance a été définie en E II 40 sc. :
« Et ce genre de connaître procède de l’idée adéquate de l’essence formelle de certains attributs de Dieu vers la connaissance adéquate de l’essence des choses. »

La conscience de soi, c’est donc la connaissance de son essence et elle est associée à la conscience de Dieu et des choses en vertu du scolie d’E V 42.

En somme, dans l’éthique de Spinoza, le sujet n’advient que lorsqu’il se reconnaît inséré en Dieu.
On pourrait dire : lorsqu’il se réconcilie en Dieu avec lui-même, Dieu et les choses.

Ce à quoi fait écho cette parole de Lacan :

« La fin que propose à l’homme la découverte de Freud, a été définie par lui à l’apogée de sa pensée en des termes émouvants : Wo es war, soll Ich werden. Là où fut ça, il me faut advenir.
Cette fin est de réintégration et d’accord, je dirai de réconciliation (Versöhnung). » (Ecrits - Editions du Seuil 1966 p. 524)

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Messagepar hokousai » 20 oct. 2013, 15:21

Henrique a écrit :Ma méthode : sentir la volonté en moi (telle que je l'ai définie bien sûr, pas comme une faculté indépendante des idées), en percevoir la perfection (l'impossibilité d'être mieux), la plénitude (toute volition affirme ceci plutôt que cela mais au final, c'est pour affirmer la possibilité même de continuer de vouloir, de sorte que toute volition affirme l'affirmation autant que son objet, d'où cette sensation que le vouloir est plein de lui-même).


Je suis pas loin d 'acquiescer .

Henrique a écrit :c'est connaître intuitivement la puissance substantielle de Dieu, substance que j'ai appelée aussi affirmation de l'affirmation, qui est parfaitement active en chacun de nous.


Tout à fait d' accord .

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Messagepar Vanleers » 22 oct. 2013, 16:20

Le scolie d’E V 42 dit que le sage est « par une certaine nécessité éternelle, conscient de soi, de Dieu et des choses »

Autrement dit, il connaît son union, en Dieu, avec toute chose : c’est la connaissance du troisième genre.

En d’autres lieux, on parle d’union mystique et même, dans le domaine chrétien, de « Corps mystique du Christ ».
Avec Spinoza, retenons l’expression rationnelle d’« union ontologique ».
Au passage, et utilisant à contre-emploi une phrase célèbre (Chesterton, Berdiaeff), nous dirons que « certaines idées chrétiennes sont des idées spinozistes devenues folles », « folles » étant à prendre ici au sens d’« imaginaires ».

Cette union n’est pas une fusion et l’amour intellectuel de Dieu qui naît de la connaissance du troisième genre n’est pas le sentiment océanique de Romain Rolland.

En effet, chaque homme est distinct de toute autre chose, comme le démontre le corollaire d’E II 10 :

« De là suit que l’essence de l’homme est constituée de modifications précises et déterminées de Dieu ».

La démonstration établit que l’essence de l’homme est « une affection, autrement dit un mode qui exprime la nature de Dieu de manière précise et déterminée »

Compte tenu de la définition de l’essence (E II déf. 2) qui revient à dire qu’il n’y a qu’une distinction de raison entre une chose et l’essence de cette chose, nous pouvons donc conclure que, dans son union en Dieu avec toute chose, un homme reste distinct de toute autre chose.

Si l’essentiel de l’Ethique se résume, aux plans théorique et pratique par « Tout est en Dieu » et « Tout voir en Dieu », l’approfondissement de ces deux maximes est sans fin.

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Messagepar Vanleers » 23 oct. 2013, 14:57

Soutenir que l’essentiel de l’Ethique peut se résumer par un « Tout voir en Dieu parce que tout est en Dieu » implique l’idée que Spinoza ne se situe pas dans la tradition philosophique initiée par Socrate, lui qui proclamait : « Je sais que je ne sais rien ».
J’essaierai d’étayer ce point.

Comme on l’a souvent affirmé, la philosophie commencerait avec Socrate.
Avant lui, il y eut ceux qu’on appelle les philosophes présocratiques mais, qui, en réalité, étaient des physiciens.
Le « phusikoi » veut décrire le monde naturel et l’expliquer.

Ce que veut le philosophe, je tenterai de l’approcher à partir du débat qui eut lieu sur le forum intitulé « Penser sur Internet ». Voir :

http://www.spinozaetnous.org/ftopict-879-.html

L’initiateur du forum (Phiphilo) soutenait que :

« penser, au sens philosophique restreint de ce terme, c'est prétendre incarner en un moi particulier un propos à valeur universelle. »

Il citait Hegel et Kant :

« Penser, cela veut dire mettre quelque chose dans la forme de l’universalité ; se penser veut dire se savoir universel, se donner la détermination de l’universel, se rapporter à soi » (Hegel, Leçons sur la Philosophie de l’Histoire I)

« Le Je pense doit pouvoir accompagner toutes mes représentations ; car, sinon, quelque chose serait représenté en moi qui ne pourrait pas du tout être pensé, ce qui revient à dire que la représentation serait impossible, ou, du moins, qu’elle ne serait rien pour moi. » (Kant, Critique de la Raison pure)

Il est clair que Spinoza, pour qui l’homme ne dispose d’aucun libre arbitre, n’est pas un empire dans un empire mais est un objet de science parmi d’autres, ne se place pas dans la lignée des philosophes issue de Socrate mais dans celle des Présocratiques, celle des bâtisseurs d’ontologies.

Penser, ce ne sera pas « prétendre incarner en un moi particulier un propos à valeur universelle. »
La Pensée est l’un des attributs de Dieu (E I 14 cor. 2) et « L’homme pense » (E II ax. 2) est un axiome qui ne vise aucunement un moi pensant.
Penser, ce sera, toujours, avoir des idées des choses (E II ax. 3), donc connaître la nature des choses, cette connaissance étant plus ou moins adéquate.

Autrement dit, Spinoza est un scientifique et non un philosophe au sens socratique et la voie du salut qu’il propose est une voie de la connaissance, susceptible d’être résumée en une courte maxime.


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