L'orgueil est-il la pire des passions ?

Questions touchant à la mise en pratique de la doctrine éthique de Spinoza : comment résoudre tel problème concret ? comment "parvenir" à la connaissance de notre félicité ? Témoignages de ce qui a été apporté par cette philosophie et difficultés rencontrées.
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Vanleers
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Messagepar Vanleers » 14 oct. 2013, 11:18

A Henrique

Vous avez écrit :

« alors l'orgueilleux ne manquera pas de semblables dont il percevra la faiblesse pour prendre conscience de sa propre faiblesse. »

Voilà en effet une voie de sortie possible de l’orgueil.

J’ai essayé de voir s’il ne pourrait pas y en avoir d’autres mais je n’ai pas abouti pour le moment. Je vous livre toutefois mes réflexions.

La définition 28 des affects expose : « A cet affect [l’orgueil] il n’est pas de contraire »
Ce n’est pas le seul affect dans ce cas et l’explication de la définition 48 des affects rappelle que le scolie d’E III 56 avait déjà indiqué que cinq affects n’ont pas de contraires : l’ambition, la gourmandise, l’ivrognerie, l’avarice et la lubricité.
La définition 48 précise :
« On ne peut donc rien opposer à ces affects, sinon la générosité et la fermeté (animositas), dont nous parlerons par la suite ».

Le scolie d’E III 56, quant à lui, opposait la frugalité, la sobriété et la chasteté respectivement à la gourmandise, l’ivrognerie et la lubricité.
Le scolie précise que frugalité, sobriété et chasteté :
« […] ne sont pas des affects autrement dit des passions, mais désignent une puissance de l’âme qui maîtrise ces affects [respectivement gourmandise, ivrognerie, lubricité] »

Pouvons-nous comprendre que frugalité, sobriété et chasteté, s’ils ne sont pas des passions (des affects passifs), sont des affects actifs comme le sont la fermeté et la générosité ?
Même si ce n’est pas le cas, ne pourrions-nous pas chercher à l’orgueil, qui n’a pas de contraire (de passion contraire), des « puissances de l’âme » qui, elles, lui seraient contraires ?
Et la générosité et la fermeté auxquelles fait allusion la définition 48 comme pouvant s’opposer aux cinq affects sans contraires, ne peuvent-elles pas s’opposer, elles aussi, à l’orgueil ?
Voilà où j’en suis de mes réflexions.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 14 oct. 2013, 16:28

A Henrique

J’ai poursuivi ma recherche dans le sens indiqué dans mon précédent message et, plus particulièrement, en me demandant si la fermeté et la générosité, s’opposant à l’orgueil, en constituaient un remède.

Or, Spinoza répond explicitement oui à cette question, dans le scolie d’E IV 73, la dernière proposition de la quatrième partie.
Il écrit que l’homme fort, l’homme de la fortitude :

« considère avant tout que tout suit de la nécessité de la nature divine, et par suite, que tout ce qu’il juge pénible et mauvais, ainsi que tout ce qui lui semble impie, horrible, injuste et malhonnête, naît de ce qu’il conçoit les choses de manière troublée, mutilée et confuse ; et c’est pourquoi il s’efforce avant tout de concevoir les choses telles qu’elles sont en soi, et d’écarter les obstacles à la connaissance vraie, comme sont la Haine, la Colère, l’Envie, la Moquerie, l’Orgueil [superbia] et autres choses du même genre que nous avons relevées dans ce qui précède […] »

On peut faire, ici, trois remarques.

a) D’abord, que l’homme fort peut être sujet à l’orgueil. On ne peut d’ailleurs opposer de façon tranchée l’homme fort (ou libre) à l’ignorant : l’homme fort est plus ou moins fort et donc moins ou plus ignorant.
b) Ensuite, que c’est grâce à la fortitude (fermeté et générosité) qu’il écarte cet obstacle à la connaissance vraie que constitue l’orgueil.
c) Enfin, que la fortitude revient à « concevoir les choses telles qu’elles sont en soi »

Il y a là une dédramatisation de l’orgueil et Pierre Macherey va encore plus loin dans son commentaire du scolie. Il écrit :

« Spinoza ne prescrit pas à l’homme libre d’y renoncer définitivement [à l’orgueil] ; mais il attend de lui qu’il y cède « au minimum » (minime). En effet, entre cette « prétention » (superbia) et la « fierté » (gloria), autre passion joyeuse, dont les dispositions actives sont déjà plus assurées, il n’y a parfois que l’épaisseur d’un cheveu : ce qu’il faut, c’est donc que l’homme libre contrôle étroitement le développement de cet affect, de manière à en éliminer autant que possible les aspects négatifs, et à ne retenir que l’élan actif dont il demeure malgré tout le symptôme. »

L’orgueil : felix culpa ?

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Messagepar aldum » 14 oct. 2013, 21:45

Pardonnez-moi cette courte intrusion dans vos échanges ;
la question de la réforme possible de cet affect particulièrement adhérent qu'est l'orgueil m'intéresse depuis longtemps ; vous avez l'un et l'autre apporté à son propos toutes les définitions nécessaires ; inutile d'y insister, pour se concentrer sur les modalités d'une réforme possible ; comment parvenir à éradiquer un affect, ici considéré dans sa version exacerbée, qui peut être à ce point intégré à un être; qui, par sa permanence, sa prégnance, est devenu constitutif d'une nature ; comment faire pour que le désir de s'en démettre en survienne chez celui qui est concerné ; il me semble que la prise de conscience préalable à toute possibilité de réforme endogène ne peut avoir lieu ici parce qu'il s'agit d'un affect occultant pour lui-même ; il faudrait que le spectacle soit donné à l'orgueilleux de son propre travers, mais il lui faudrait pour cela pouvoir sortir de soi, et le « spectacle des semblables qui ne manquent pas » comme l'observe Henrique, ne me convainc pas comme remède possible ; quel avare, ou débauché, s'est trouvé guéri d'observer ses semblables ? les travers que nous voyons chez les autres ne sont jamais les nôtres ; faut-il renoncer et s'en remettre à la Fortune ? Pour le passionné de ce type, la prise de conscience ne peut venir que de l'extérieur ; que d'un choc affectif puissant; c'est par la médiation, inspirée par la générosité, qu'on pourra tenter de la provoquer ; c'est-à-dire par la fermeté, mais appliquée à la fois à l'orgueilleux, ou contre lui, et à soi comme médiateur ; autrement dit, faire ce que notre lâcheté nous empêche généralement : provoquer un choc affectif violent en disant, par exemple, et selon le cas, à l'orgueilleux : « j'ai décidé de ne plus vous voir ; savez-vous pourquoi « ? Pour ensuite décrire, sans colère mais de façon clinique tous les symptômes présentés, illustrés d'exemples sur le vif; provoquer un choc puissant, me paraît le seul moyen efficace de susciter un vrai début de questionnement et de prise de conscience ; d'ailleurs n'est-ce pas la méthode utilisée par Spinoza auprès de Burgh ?

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Messagepar Vanleers » 15 oct. 2013, 10:54

A aldum

L’Ethique s’adresse à tous sans restriction, à tous ceux qui acceptent de prendre la main de Spinoza qui leur promet de les conduire :
« […] à la connaissance de l’Esprit humain et de sa suprême béatitude » (début d’E II)

A tous, y compris à ceux qui sont sujets à des affects d’orgueil. Le scolie d’E IV 73 précise que la fortitude (qui associe fermeté et générosité – E III 59 sc.) leur permettra d’écarter cet obstacle à la connaissance vraie qu’est l’orgueil.
Et cela n’est pas si difficile, dit la fin du scolie d’E V 10.

Mais votre problème ne paraît pas être celui-là.

Il ne s’agit pas de l’orgueilleux qui prendrait la main tendue de Spinoza.

Il est question, me semble-t-il, de l’homme qui vit dans la perspective éthique ouverte par Spinoza et qui se trouve en butte à un individu en proie à un orgueil tenace.

Je dirai que cet homme, ce spinoziste, se trouve dans les meilleures dispositions pour procéder à une analyse stratégique rationnelle de la situation.
Vous parlez de fortitude et le scolie d’E IV 73 montre que celle-ci revient à « concevoir les choses telles qu’elles sont en soi ».
Plus largement, et je cite à nouveau un extrait de ce scolie déjà donné dans mon précédent message, l’homme de la fortitude :
« considère avant tout que tout suit de la nécessité de la nature divine, et par suite, que tout ce qu’il juge pénible et mauvais, ainsi que tout ce qui lui semble impie, horrible, injuste et malhonnête, naît de ce qu’il conçoit les choses de manière troublée, mutilée et confuse »
Ce spinoziste, et je supposerai maintenant qu’il s’agit de vous-même, est donc bien armé pour évaluer la situation, en n’oubliant pas qu’il se trouve dans un cas particulier car l’orgueil de l’un n’est pas l’orgueil de l’autre (E III 57)

Si, après mûre réflexion, l’analyse confirme, à vos yeux, le bien-fondé de la solution que vous envisagez (« J'ai décidé de ne plus vous voir ; savez-vous pourquoi ? »), il vous restera à l’expérimenter avec prudence et voir ce que cela donne.

Si cet orgueilleux est vraiment très embêtant et si rien n’y fait, voyez si vous ne pouvez pas le noyer ou le pendre, au moins moralement, sans dommage pour vous-même.

Vous lui pardonnerez plus facilement son orgueil ennemi. (1)

Bien à vous

(1) « Je suis l’être le plus pacifique qui soit. Mes désirs sont : une modeste cabane avec un toit de chaume, mais dotée d’un bon lit, d’une bonne table, de lait et de beurre bien frais avec des fleurs aux fenêtres ; devant la porte quelques beaux arbres ; et si le bon Dieu veut me rendre tout à fait heureux, qu’il m’accorde de voir à peu près six ou sept de mes ennemis pendus à ces arbres. D’un cœur attendri, je leur pardonnerai avant leur mort, toutes les offenses qu’ils m’ont faites durant leur vie – certes on doit pardonner à ses ennemis, mais pas avant qu’ils soient pendus »

Henri Heine , cité par Freud (Malaise dans la civilisation p. 63 – PUF 1971)

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Messagepar aldum » 15 oct. 2013, 17:15

A Vanleers,


En effet, vous m'avez bien compris ; la question de la genèse de l'amendement de l'orgueil peut être évoquée du point de vue du passionné, ou d'un point de vue extérieur;

La première, je l'ai dit, me paraît parfaitement illusoire, parce qu'il me semble que l'orgueil est, dans sa version paroxystique que j'évoquais, de toutes les passions, celle qui demeure le plus obstinément aveugle à elle-même, interdisant l'apparition de tout désir d'amendement ; je n'y reviens pas ; (serait évidemment bienvenu tout témoignage d'une telle prise de conscience suivie de guérison  constatée) 

Je crois en effet comme seulement possible, pour contrarier ce type de passion, la médiation d'un tiers, évidemment non sollicitée, mais qui agira comme un catalyseur pour faciliter la prise de conscience requise préalablement à toute possibilité d'amendement ; j'ai dit que, compte tenu du caractère particulier de l'orgueil, seule une thérapie de choc était susceptible d'aboutir ; il semble que vous voyiez dans cette manière, si j'ai bien compris vos commentaires (où perce une ironie légère qui participe fréquemment au charme de vos interventions) une sorte de satisfaction à un besoin de vengeance pour offense reçue ;

La vraie question consiste à établir si, dans le cas d'espèce, une quelconque forme de bienveillance, intégrant évidemment un discours rationnel, mais quelque chose d'entièrement dépourvu de tout ce qui pourrait choquer, pourrait présenter une efficacité suffisante;

(C'est le mérite, parfois, et le charme des philosophes de ne vouloir s'appuyer, dans leurs échanges avec autrui, que sur la bienveillance et la raison)

Nous avons évoqué la lettre à Burgh ; regardons-y, non pas le fond qui n'importe pas ici, mais la manière ; 
lisons Spinoza :


« (...)déjà vous avez appris à insulter les adversaires (,,,)j'avais le dessein de ne pas répondre, certain que, pour vous ramener à vous-même (,,,) le temps seul, non le raisonnement, aurait assez de force... à moins qu'avec la raison vous n'ayez aussi perdu la mémoire....si vous aviez pris la peine d'examiner droitement ces vérités...ressaisissez-vous. ..quand vous étiez en possession de votre raison...encore ces absurdités seraient-elles supportables si...malheureux que vous êtes....qui a pu vous égarer à ce point. ..si vous ne voulez pas vous ranger parmi les brutes...vous voulez raisonner cependant. vous semblez être bien ignorant... »

Cela n'est-il pas extraordinairement violent ? Quel motif a pu pousser Spinoza à un tel déferlement ? A-t-il voulu assouvir un besoin de vengeance, au moins donner une leçon, ou seulement, contre toute apparence, et en toute bienveillance, parvenir à amender son interlocuteur ? Spinoza n'est pas réputé pour son absence de maîtrise et de rigueur dans ses modes d'expression, pas davantage pour sa rancune ou sa colère ; n'a-t-il pas plutôt jugé qu'aucun autre langage n'était possible et efficace ici ?

Nous ignorons la fortune de la lettre de Spinoza, mais si elle a contribué, sinon à l'amendement, au moins au début d' une introspection de la part de son destinataire, ne peut-on dire que sa tonalité en aura été justifiée ?

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Messagepar Vanleers » 15 oct. 2013, 20:00

A aldum

Vous écrivez :

« Nous ignorons la fortune de la lettre de Spinoza, mais si elle a contribué, sinon à l'amendement, au moins à une introspection par son destinataire, ne peut-on dire que sa tonalité en aura été justifiée ? »

Je suis d’accord pour dire que « sa tonalité en aura été justifiée ».

Mais supposons maintenant qu’il n’y ait eu ni amendement, ni même introspection du destinataire. Pourrions-nous dire encore que la tonalité de la lettre de Spinoza était justifiée ?

Dans la mesure où nous supposons que Spinoza savait ce qu’il faisait, qu’il était mû par la raison et non par la passion, je dirais que oui.

Il aurait utilisé un moyen qui se serait révélé inefficace mais aucun être humain, Spinoza compris, ne peut être certain de l’efficacité de ce qu’il met en œuvre.

C’est pour cela que je proposais au spinoziste en butte à l’orgueilleux de procéder à une analyse stratégique rationnelle de la situation et, avec prudence et conscience des risques, d’utiliser les moyens que lui dicte la raison.
Nous sommes ici dans une éthique de l’intention. Si l’action envisagée a été mûrement et rationnellement réfléchie, après advienne que pourra.

Cette action sera menée sans passion.
De même, s’il fallait aller jusqu’à envisager d’envoyer l’orgueilleux ad patres (d’une certaine manière, en respectant le cadre légal, bien entendu), ce devrait être sans esprit de vengeance et de façon totalement désintéressée.

Celui qui est en proie au délire d’orgueil, il faut l’excuser mais l’empêcher de nuire au-delà d’une certaine limite.

Bien à vous

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Messagepar Vanleers » 16 oct. 2013, 16:31

A aldum

Je complète mon précédent message.

J’ai relu la lettre de Spinoza à Albert Burgh (lettre 76) en réponse à celle, fort longue, de Burgh à Spinoza (lettre 67) que j’ai relue en partie (le début et la fin car la patience m’a manqué).

De cette lettre 76, vous avez cité quelques extraits particulièrement vigoureux mais l’ensemble de la lettre est, certes, très ferme, mais je ne l’ai pas trouvé violent. Spinoza fait preuve d’une grande maîtrise et de générosité vis-à-vis de Burgh, malgré l’arrogance de ce dernier dans la lettre 67.
Spinoza considère que son interlocuteur est très intelligent (« vos remarquables dons de nature » – ceci dit sans aucune ironie, à mon avis) Il pense que ce dernier s’est égaré et développe une argumentation qui s’adresse à sa raison.

Le ton de la lettre n’est pas blessant : Spinoza donne ainsi les meilleures chances à Burgh de comprendre ses arguments et, le cas échéant, d’examiner plus sainement sa position.

Bien à vous


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