Bonjour Henrique,
merci d'avoir rappelé Françoise Barbaras à ce sujet, car son excellent livre va peut-être nous aider à au moins mieux définir nos positions.
Disons d'emblée que je ne vois pas comment lire Barbaras d'une telle façon que ta conclusion s'ensuive de façon "logique".
Et je pense que l'essence du problème ici est la même que celle que nous abordons dans le fil sur le bien suprême: tu sembles sauter la notion de "relatif", au sens philosophique du terme (sens du dictionnaire Le Petit Robert, sens du vocabulaire philosophique de Lalande, sens déjà déterminé par Aristote dans les
Catégories).
Un relatif est, comme le rappelle Barbaras (pg. 156) un "comparatif": c'est une terme qui désigne une comparaison entre deux choses.
C'est ainsi qu'elle interprète la définition du fini chez Spinoza. Dire d'une chose qu'elle est finie dans son genre, c'est dire qu'elle peut être bornée par une autre de même nature, que nous pouvons toujours en concevoir une plus grande (E1 Déf. 2).
Mais, comme déjà remarqué, les
exemples mêmes que Spinoza donne immédiatement, ce sont ... des exemples de modes (un corps, une pensée), tu vois?
Il est question de modes finis dès la première page de l'Ethique.
Seulement, comme l'explique bien Barbaras, dire d'un mode qu'il est fini (ou infini, j'y ajouterais, puisque l'infini n'est que la négation du fini) c'est le caractériser par un "relatif", c'est-à-dire un terme qui le compare à autre chose, à un autre mode fini, en l'occurrence. Cela signifie que chez Spinoza le "fini" n'est
pas un absolu, qu'on ne peut pas l'utiliser comme si il dit quelque chose du mode considéré en soi, sans rapport avec autre chose. Et le considérer ainsi est d'ailleurs parfaitement possible, comme le montre l'E2P11. C'est juste que lorsqu'on fait cela, on ne rencontrera pas la "finitude". Mais, bien sûr, cela ne signifie pas qu'on peut en conclure, comme Miam le fait, qu'alors l'essence du mode doit être l'essence infinie de Dieu. Si le fini est un relatif, on ne rencontrera ni le fini, ni l'infini, lorsqu'en considère tel ou tel mode en soi-même (dans l'espoir que la distinction est claire ... ?).
C'est pourquoi il me semble qu'il est assez facile de montrer comment Barbaras peut dire mot-à-mot quasiment l'inverse de ce que tu dis:
Henrique a écrit :Spinoza n'emploie jamais l'expression "mode fini" parce qu'elle n'aurait pas de sens.
Ce que Barbaras fait c'est précisément bien expliquer le sens du terme "mode fini". Elle reprend le même passage que celui déjà cité par moi-même pour d'abord rappeler que l'expression existe bel et bien chez Spinoza:
Barbaras a écrit :J'en viens au texte qui peut entretenir la confusion entre la notion de mode et celle de chose finie, au lieu de voir que Spinoza conjugue la compréhension d'une chose singulière comme étant un mode et son investigation à titre de chose finie. (...). Il s'agit de la proposition 28 et de sa démonstration. C'est dans la démonstration qu'on trouve la seule occurrence où Spinoza utilise le terme "fini" pour caractériser un mode. (pg. 159)
Contrairement à ce que propose Miam (à savoir ne pas identifier ici mode et cause), Barbaras lit donc ce passage comme je l'ai proposé moi-même: si Spinoza écrit
causa sive hic modus (...) finita est, c'est qu'au moins ici le mot "fini" porte aussi bien sur la cause que sur le mode (la cause en l'occurrence étant un mode).
Ce à quoi s'oppose Barbaras, c'est l'idée de se fonder sur cette proposition pour "admettre que si des modes
peuvent être
considérés comme des choses finies, cela veut dire qu'il y a des modes qui
sont, en leur être, des modes finis, et que chose singulière, chose finie, ou encore chose déterminée s'équivalent" (pg. 160).
En effet, la suite du chapitre intitulé
Le mode considéré en tant que chose finie montre que si le terme "fini" est un relatif, et par conséquent ne peut pas désigner l'essence même du mode dit fini (non pas le mode "en son être", mais seulement en ses rapports avec d'autres modes), le terme "singulier" désigne les
déterminations propres à telle ou telle essence singulière (en rapport avec leur cause; donc si je l'ai bien compris "singulier" serait un terme relatif aussi pour Barbaras - à vérifier)).
Dire qu'une chose X est finie c'est donc dire autre chose de X que de dire que X est singulier.
L'essentiel du propos de Barbaras à ce sujet me semble être qu'il est important de bien
distinguer les deux expression (chose singulière - chose finie, ou mode fini). Il y a ce qu'elle appelle une
dualité de considérations. Mais justement, c'est à cause même de cette dualité qu'on ne peut pas dire que si "fini" ne désigne pas des essences, alors c'est qu'il n'y a pas des choses ou modes finis, ou que les choses finies n'ont pas d'essence propre. Pour pouvoir conclure cela,
tu fais porter le mot "fini" sur l'essence même du mode, alors que justement, le terme "fini" est un relatif; cela signifie que dire d'une chose qu'elle est finie c'est ne rien dire de son essence, surtout pas que cette essence serait infinie ou que les choses finies n'ont pas d'essence singulière, propre, tu vois?.
Henrique a écrit :La notion de mode signifie la relation de dépendance intrinsèque de la chose finie à un attribut infini de la substance. Dire donc qu'il n'y a qu'une seule substance et ses modes revient effectivement à dire que les choses finies n'ont pas d'existence ni d'ailleurs d'essence propres. E1P28 dem, distingue entre modification infinie ou finie de la substance. Mais le mode qui découle d'une modification finie n'est pas pour autant caractérisable comme fini en son essence.
C'est ici que tu formules clairement l'erreur: le mode qui découle d'une modification finie n'est en effet pas caractérisable comme fini en son essence,
non pas parce que ce mode ne serait
pas fini en son essence, comme tu en conclus, mais
parce que le fini est un "relatif", un "comparatif", c'est-à-dire un terme qui ne dit rien de l'essence même d'une chose.
Il s'agit donc du même type d'erreur que dans ce que tu dis par rapport au bien suprême chez Spinoza:
- ici tu fais de "fini" un terme "absolu", c'est-à-dire qui porterait sur l'essence d'une chose, pour ensuite conclure que l'essence des choses finies doit être infinie, puisque tu acceptes l'idée de Spinoza qu'on ne peut pas dire de l'essence d'une chose singulière qu'elle est finie. En faisant cela tu omets le fait que l'opposé d'être absolu, c'est être relatif, c'est-à-dire désigner un
rapport entre essence (ici entre l'essence du mode fini cause d'un autre mode fini), au lieu de caractériser une essence singulière considérée en soi seule.
Si ce qu'on dit d'une chose n'est pas un absolu, cela ne signifie pas qu'elle n'a pas d'existence propre, cela signifie uniquement que ce qu'on en dit ne caractérise pas son essence mais un rapport. Ou encore, dire que "fini" est un terme relatif signifie qu'on ne peut pas l'appliquer à des essences considérées en soi seules, et non pas que ces essences du coup ne seraient pas finies, donc infinies, comme toi et Miam le supposent. Il s'agit d'une simple erreur "logique".
-
idem en ce qui concerne le bien spinoziste. Dire que c'est un relatif et non pas un absolu, ce n'est pas dire que les choses bonnes n'existeraient pas ou n'auraient pas d'essence propre. C'est dire que la bonté ne caractérise pas l'essence (bien réelle et singulière) des choses ou modes appelé "bons", mais un rapport entre cette essence et une autre essence.
Dans le cas de la bonté tu veux maintenir l'idée de choses bonnes en soi, à mon avis parce que tu ne tiens pas compte de l'existence et de la possibilité de termes relatifs. Donc du coup, au lieu d'accepter que le bon est un relatif et s'applique bel et bien avec certitude à certaines choses, tu en fais un absolu, puisque si tu oublies qu'il y a des termes relatifs, ne pas en faire un absolu serait faire de ce qui est bon quelque chose d'inexistant, comme tu fais avec les modes finis. Il s'agit d'
exactement le même type d'erreur. Dire d'une chose quelque chose de "relatif", ce n'est pas en dire quelque chose de douteux, ou dire que cela n'existe pas, c'est simplement parler de la chose singulière dans son rapport avec autre chose. Cela a été comme ça dans toute l'histoire de la philosophie, puisque les notions d'absolu et relatif sont avant tout des termes techniques. Bien les comprendre permet de penser des idées qu'on n'aurait pas eu si on ne disposait pas de ces termes.
CONCLUSION
Si tu ne veux admettre que des termes absolus (= qui désignent l'essence même des choses), je comprends que tu veux abolir le niveau des essences singulières distinctes de l'essence infinie divine (puisque dans ce cas le fini devient un absolu, et dire que l'essence d'un mode considéré en soi seul ne peut pas être dit fini signifie alors que le problème concernerait néanmoins cette essence, qui du coup devient l'inverse, infinie). Mais il y a un tas de termes relatifs dans le spinozisme (= termes qui ne portent pas sur une essence, mais sur le rapport d'une essence à un autre essence). Dans la préface de l'E4, Spinoza dit clairement que bonus est un terme relatif. Et dans le livre que tu cites, Barbaras montre clairement que finitus est chez Spinoza un relatif aussi. Dans les deux cas, il s'agit de termes désignant des choses bien réelles, ayant une existence et essence singulière propre, mais ce à quoi ils réfèrent n'est pas cette essence considérée en soi seule, c'est cette essence considérée dans son rapport avec une autre essence singulière, c'est-à-dire une autre chose finie, un autre mode fini.
C'est pourquoi on ne peut pas utiliser le fait que le "fini" du mode fini porte sur son rapport aved d'autres modes finis pour suggérer qu'il n'y a pas de modes finis, ou pour dire que les modes finis ou choses finies ou choses singulières n'auraient pas d'essence et existence singulière propre et autre que l'essence divine.